26 xbre 1767
Sur une lettre que frère Damilaville m'a écrite, j'ai envoyé, mon cher frère, chercher dans tout Genève les lettres qui pouraient vous être adressées; on n'a trouvé que l'incluse.
Vous savez que je ne vais jamais dans la ville sainte où Jésus Christ ne passe pas plus pour dieu que Riballier et Cogé ne passent à Paris pour des gens d'esprit et d'honnêtes gens. Je ne sais quel démon a soufflé depuis quinze ans sur les trois quarts de l'Europe; mais la foi est anéantie. Mon cœur en est aussi navré que le vôtre. Les jansénistes sont aussi méprisés que les jésuites sont abhorrés. La totale interruption du commerce entre Geneve et la France a empêché vos sages lettres sur les jansénistes d'entrer dans le royaume. La douane des pensées les a saisies à Lyon. L'imprimeur jette les hauts cris, et s'en prend à moi. Consolons nous; un temps viendra où il sera permis de penser en honnête homme.
J'ai écrit il y a longtemps à mr le duc de Choiseul en faveur de notre frère. Point de reponse. Un Crommelin, agent de Geneve, qui va tous les mardis dîner à Versailles avec deux laquais à cannes derrière son fiacre, a persuadé aux premiers commis que je prenais le parti des représentatants. C'est comme si on disait que vous favorisez les capucins contre les cordeliers. Il y a deux ans que je ne bouge de ma chambre et trois mois que je suis dans mon lit; mais, nous autres pauvres diables de gens de lettres, nous sommes faits pour être calomniés.
Ne voilà-t-il pas encore qu'on m'impute une épigramme contre la maîtresse et les vers de mr Dorat? Cela est très impertinent; je ne connais ni sa maîtresse ni les vers qu'il a faits pour elle. Ce qui me fâche le plus, c'est que les cuistres, les fanatiques, les fripons sont unis, que les gens de bien sont dispersés, isolés, tièdes, indifférents, ne pensant qu'à leur petit bien-être et comme dit l'autre, ils laissent égorger leurs camarades et lèchent leur sang. Cela n'empêchera pas monsieur Chardon de rapporter l'affaire des Sirven; c'est un nouveau coup de massue porté au fanatisme qui lève encore la tête dans la fange où il est plongé. Hercule, ameutez des Hercules. Encore une fois c'est l'opinion qui gouverne le monde, et c'est à vous de gouverner l'opinion.
Qui vous aime, et qui vous regrette plus que moi? Personne.