1767-12-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Suzanne Necker.

Madame,

Il faut que j'implore vôtre esprit conciliant contre l'esprit de tracasserie.
Ce n'est pas des tracasseries de Genêve dont je parle. On a eu beau vouloir m'y fourer, je n'y ai jamais pris part que pour en rire avec la belle Catherine Ferbot, digne objet des amours inconstants de Robert Covelle. Il s'agit d'une autre tracasserie que le tendre amour me fait de Paris au mont Jura à l'âge de soixante et quatorze ans, temps auquel on a peu de chose à démêler avec ce Monsieur.

On m'a envoié de Paris des vers bien faits sur mr Dorat et sa maitresse. On m'a envoié aussi une réponse de Mr Dorat très bien faitte. Mais ce qui est assurément très mal fait c'est de m'imputer les vers contre les amours et la poësie de mr Dorat. Je jure par vôtre sagesse et par vôtre bonté, Madame, que je n'ai jamais su que mr Dorat eût une nouvelle maitresse. Je leur souhaitte à tout deux beaucoup de plaisir et de constance. Mais il me parait qu'il y a de l'absurdité à me faire auteur d'un petit madrigal qui tend visiblement à brouiller l'amant et la maitresse, chose que j'ai regardée toute ma vie comme une méchante action.

Je sais que Mr Dorat vient chez vous quelquefois. Je vous prie de lui dire pour la décharge de ma conscience que je suis innocent, qu'il faudrait être un innocent pour me soupçonner. C'est aparemment le sr Cogé ou quelque licentié de Sorbonne qui a débité cette abominable calomnie dans le Prima mensis. En un mot, je m'en lave les mains. Je ne veux point qu'on me calomnie et je vous prends pour ma caution. Que celui qui a fait l'épigramme la garde, je ne prends jamais le bien d'autrui.

J'aprends dans le moment que la demoiselle qui est l'objet de l'épigramme est une demoiselle de l'opéra. Je ne sais si elle est danseuse ou chanteuse; j'ai beaucoup de respect pour ces deux talents, et il ne me viendra jamais en pensée de troubler son ménage. On dit qu'elle a beaucoup d'esprit, je la révère encor plus. Mais, madame, si l'esprit, les grandes connaissances et la bonté du cœur méritent les plus grands hommages, vous ne pouvez douter de ceux que je vous rends et des sentiments respectueux avec lesquels je serai toute ma vie

Madame

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire