1779, de Edward Mason à Jean François de La Harpe.

Monsieur,

Je vous respecte & vous honnore pour votre mérite personel, pour vos talens distinguez, et non moins pour votre attachement sincére & soutenu pour le grand homme que nous ne cessons de regretter; que votre modestie autant que votre reconnaissance vous a fait appeller votre maître. Monsr de Voltaire a été aussi heureux que flaté d'avoir un disciple et un ami tel que vous, et vous l'avez monsieur, dédomagé d'une maniére bien ample et satisfaisante des procédez injustes de tous les ingrats qui lui avaient des obligations essentielles et qui lui ont manqué. Il a eu des détracteurs de tous les états — eh! que ne pourrais-je pas, monsieur, dire des vôtres!

Je voîs dans votre article de Shakespear du premier tome de vos Œuvres, que l'on a recusé mr de Voltaire comme juge incompétent de la langue anglaise, qu'il n'entendait pas, dit-on, ou qu'il avait oubliée depuis qu'il avait quité Londres. Une assertion si mal fondée, j'avoue, m'échaufa le toupet, parce que j'ai des preuves en main pour démontrer le contraire. J'ai une vingtaine de lettres écrites en anglais, de la propre main de mr de Voltaire. Les diverses dates en sont depuis 1735 jusqu'à 1753: par conséquent maintes années après qu'il eût quité l'Angleterre. Non seulement l'orthographe en est d'une singulière exactitude, mais encore dans plusieurs endroits, le tour des phrases est tel qu'on sent clairement que l'écrivain est maître de la langue en laquelle il écrit. Je n'ai pas présumé de vous les traduire, comme je comprends que vous êtes, monsieur, très bien versé dans notre langue; par conséquent juge compétent si mr de Voltaire l'entendait bien lui-même. Je n'ai donc fait que les copier. Ces lettres sont toutes adressées à monsr Fawkener, ce même à qui Zaïre est dédiée si judicieusement & honnorablement par le simple titre de marchand anglais, dont mr de Voltaire connaissait si bien le mérite, les vertus, le bon goût et les lumiéres dans la littérature, mais sur tout son excellent caractére pour le cœur, ayant été cordiallement acceuilli en Angleterre, pendant un an ou deux, sous son toict hospitalier, en qualité d'ami. Aussi en a-t-il conservé le souvenir reconnaissant toute sa vie, & bien au delà du terme de celle de mr Fawkener, qui mourut à la fin de 1758. Monsieur son fils, actuellement secrétaire intime du conseil privé de sa majesté britannique, et qui comme monsr son père, m'honnore aussi de sa bienveillance particuliére, a bien voulu me confier ces lettres, après lui avoir dit franchement, monsieur, l'usage que je me proposais d'en faire à votre égard. L'accueil amical que lui fit mr de Voltaire à Ferney en 1774: prouva au fils combien la mémoire du pére lui était chére ét précieuse.

Assez long temps après la dédicasse de Zaïre, le feu roi George second créa mr Fawkener chevalier, et l'envoya son ambassadeur à La Porte. En suite, de retour à Londres de son ambassade à Constantinople, le roi qui connaissait tout le mérite du chevalier Fawkener, le choisit comme un homme de confiance, et le plaça en qualité de premier secrétaire intime auprès de son fils, monsgr le duc de Cumberland, lorsqu'en 1745: son altesse royale accepta le commandement en chef de l'armée alliée dans les Paÿs-bas. Vers la fin de la campagne le chevr Fawkener y reçut au quartier général à Villevorde, une lettre de Mr de Voltaire (celle datée de Paris le Ir d'Octobre 1745) qui n'avait pas appris entre temps, l'emploi que le roi avait donné à son digne ami, auprès de s:a:r. Mais, le seul nom de Fawkener, qui lui était parvenu indirectement sans soubçonner la personne, était si intéressant pour le sensible et reconnaiss:t Voltaire, qu'il ne pût se refuser de rendre une espèce d'hommage à une personne qui portait un nom aussi respectable et aussi cher à son cœur. Ce trait seul en fait l'éloge de la bonté! J'avais le bonheur alors d'être second secrétaire dans la chancellerie de feu monsgr le duc de Cumberland, et monsr le chr Fawkener m'honnorait de sa bienveillance et de sa confiance. Il daigna me communiquer cette lettre de son illustre ami; et j'avoue que nous rîmes beaucoup ensemble à l'idée de l'agréable surprise que la réponse de mr Fawkener à cette lettre, qui éclaircirait bientôt l'énigme, occasionnerait à mr de Voltaire, qui ne tarda pas en effet à témoigner cette intéressante surprise, par la lettre du 21me d'octobre, qui fit tout le plaisir que vous concevez, monsieur, à cet excellent ami, et qu'il voulut bien me faire partager avec lui, par la lecture qu'il daigna m'en laisser prendre. Cette correspondance eût lieu, de la connaissance et avec l'approbation de son altesse royale; mais qui ne jugea pas à propos alors, d'accorder tout ce que monsr de Voltaire sollicitait auprès de son ami.

Les autres lettres m'ont été confiées par mr Fawkener son fils, digne héritier de tout le mérite de son respectable pére — sequiturque patrem et passibus œquis! Ces lettres ne sont peut-être pas toutes également intéressantes; mais, elles prouvent toutes la parfaite intelligence qu'avait mr de Voltaire de notre langue; et non moins la bonté de son cœur tendre et reconnaissant envers son bienfaiteur et son ancien ami.

Mais, pardonnez moi monsieur! j'oublie quelle doit être votre jmpatience de lire ces lettres. Monsr Fawkener, persuadé de votre prudence, en me permettant cette correspondance ou cette communication; compte sur l'usage judicieux que peut-être vous pourez en faire dans quelqu'un des ouvrages futurs, dont vous enrichirez sans doute, le Public impartial, toujours impatient et désireux de voir vos Œuvres. Ce même public souhaite bien sincérement et se flate que marchant en émule aussi glorieusement que vous faites sur les traces de votre illustre prédécesseur, vous atteigniez son âge nestorien, afin que les richesses de la république des lettres soient augmentées à l'égal, sous votre excellente plume. Je me joins, monsieur, du meilleur de mon cœur à ce souhait public; mais, je ne puis le former que pour nos neveux! A la veille de mes 77 ans, je dois borner mon goût & mon admiration aux six volumes de vos Œuvres que je relis depuis 1778. Puis-je, à mon âge ajouter sperando ulteriora! Mais, je ne dois pas me taire sur l'antériora de votre excellent Suetone que je possède; et comment vous dire tout ce que votre éloquent, votre cordial, votre attendrissant Eloge de Voltaire m'a fait éprouver et me fait sentir chaque fois que je le relis? Heureux! je puis bien dire, d'avoir eû le bonheur dans ma jeunesse (qu'un séjour de six Mois à Paris favorisa) d'avoir sû joindre l'intelligence de votre langue à la mienne, comme vous avez fait l'honneur à la nôtre de l'étudier & de la posséder.

Je suis avec des sentimens très sincéres d'estime, de respect & de considération
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Edward Mason

P:S: Je suis bien mortifié que mr le chevr Fawkener n'a gardé copie d'aucune de ses réponses aux lettres de monsieur de Voltaire. Me permettrez-vous? monsieur, d'ajouter que le soin que j'ai pris de copier ces lettres pour vous les communiquer, est, dans un sens, moins pour convaincre les injustes détracteurs que mr de Voltaire entendait bien l'anglais, que pour prouver à ces détracteurs qu'il étoit susceptible d'une véritable et tendre amitié, & d'une vive reconnaissence. L'une & l'autre éclatent dans toutes ses lettres, et l'on voit que mr le chevr Fawkener est l'ami du cœur, par les épanchemens de la confiance avec laquelle il s'ouvre sans réserve avec cet ancien et digne ami. Je ne dois pas omettre un trait intéressant que je viens d'apprendre novissimé. Monsieur Fawkener & son frére passant par Genève pour se rendre en Italie, ne manquèrent pas d'aller saluer à Ferney l'illustre ami de feu leur pére, dont ils furent accueillis comme vous concevez bien, monsieur, avec une extrême cordialité. Etant assis à table entre les deux frères, mr de Voltaire les prenant par la main, s'écria avec épanchement, Mon dieu! que je me trouve heureux de me voir placé entre deux Fawkeners!