A Issy le 18e 7bre 1742
Vous avés parlé d'or, Monsieur, et agi de même.
Je vous rend mille grâces de votre attentions à me faire part de votre conversation avec le Roy de Prusse, et je vois que vous ne réussissés pas moins en prose qu'en vers. Je ratifie très volontiers tout ce que vous avés dit parce que je pense comme vous et que vous êtes entré parfaitement dans l'esprit du Roy. J'ay eu l'honneur de lui lire votre Lettre, dont il est fort content et qu'il a écoutée avec plaisir. Je vous renvoye celle de sa mé Prussienne dont le stile, la légèreté sont charmans, mais sa bonté et sa cordialité pour vous doivent vous la rendre encore plus précieuse. Un Prince qui sçait aimer et qui fait cas de l'amitié est en état de tout entre-prendre quand il a d'ailleurs toutes les autres qualités, et cette science ne le rend guères moins respectable et considérable que 100m hommes et 100 millions. Vous pouvés être asseuré que les françois ne peuvent être blâmés d'avoir senti vivement le changement de ce Prince, mais qu'ils ont bu des eaux du fleuve Lethé et qu'ils ont pris le change sur les Anglois qui sont pires et plus furieux que leurs Dogues. Leur fureur tient en vérité du fanatisme et est accompagné des indécences et d'une férocité qui tiennent beaucoup du ridicule. Ils y joignent encore l'imposture et l'artifice et ne cessent de recourir aux moyens les moins permis pour soulever l'Europe contre nous. Ils débitent froidement que le Roy de Prusse va leur fournir 20m hommes, et moi je leur donne hardiment un démenti. Je n'en ai pas la plus légère peur, et je vais peut être dire une sotise, mais prenés la comme telle et en même tems comme une marque de ma confiance. Un grand chemin n'est jamais plus seur que quand on y a commis un vol qui a fait du bruit, et je pense de même que le Roy de Prusse ayant eu des raisons pour nous quitter n'en deviendra que plus inébranlable dans notre alliance et dans sa résolution de ne jamais se déclarer contre nous. Je n'entre point dans les raisons qui l'y ont déterminé mais je suis bien assuré de ne lui en avoir pas donné de sujet. N'en parlons plus, je vous jure que tout est oublié, et sans faire de raisonnemens politiques, il est si fort de notre intérêt réciproque de demeurer unis tant pour le présent que pour l'avenir, qu'il me suffit que ce Prince en soit persuadé et je n'aurois pas de peine à le persuader aussi que nous le sommes. Vous excités ma curiosité en me parlant de ses motifs secrets, et si vous pouvés m'en dire quelque chose sans vous commettre vous n'avés qu'à mettre sur votre lettre, pour moi seul.
Tout ce que vous ajoutés sur les anglois me porteroit à adopter le Decret des Atheniens, ce me semble contre ceux de Clazomene, par lequel il leur étoit permis d'être extravagans, insanire et j'y ajouterai pour eux d'être furieux sans qu'asseurément nous ne leur en ayons donné aucun sujet. La Cour de Vienne se cache un peu mieux, mais en récompense elle déclare toute sa hauteur et n'épargne pas les petites ruses et les mensonges. Ce que vous m'apprenés de l'affaire de Cheron ne fait pas honneur à m. le Comte d'Harrach et je suis ravi qu'on ait démasqué Gowers dont je connoissois déjà la mauvaise foy et la friponnerie. Il avoit étudié à bonne Ecole et y avoit beaucoup proffité. La longueur de ma Lettre vous fera connoître que la vostre m'avoit fait plaisir et que celui de m'entretenir avec vous est un délassement pour moy dans le Cahos d'affaires dont je suis excédé. Je vous prie, Monsieur, de compter sur mon estime, sur mon amitié et sur tous les autres sentimens que vous mérités pour ne pas y mettre de cérémonies.
le Card. de Fleury