1769-12-26, de Anne Robert Jacques Turgot à Pierre Samuel Du Pont de Nemours.

J'ay oublié, mon cher Du Pont, de vous demander la dernière fois ce que Bucquet ou son commis demanderoit pour faire le voyage de Limousin et dans quel tems il pourroit partir pour arranger quelques moulins et les adapter à la mouture Economique; j'ay engagé Barbou à disposer ainsi un moulin considérable qu'il a sur la Vienne et je ne doute pas que plusieurs autres propriétaires ne profitent du séjour que fera dans la province le commis de Bucquet dont j'aurai soin d'annoncer la venue.
Le Comte de Broglie a fait venir en Angoumois un homme que luy a donné Malisset. Je ne sais la quelle des deux méthodes vaut le mieux.

Vous devés à présent avoir reçu mon morceau ainsi que mes différentes lettres. Si les bruits sur le changement de ministres se réalisent vous pourrés vous passer de permission pour critiquer l'opération de la compagnie des Indes. Quand vous serés quitte de toute inquiétude sur la petite vérole de votre fils je compte que vous me Le manderés, vous ne doutés pas de la part que je prens à toutes vos inquiétudes.

Il y auroit trop de cruauté à vous critiquer votre dernier volume dans lequel plusieurs choses m'ont fâché, comme par exemple vos doléances sur Sulli, Fenelon et l'abbé De St Pierre, qui m'ont rappelé ces savans qui s'assembloient tous les ans pour pleurer la mort d'Homere. Il n'y a que Mr De Gournai qu'il soit raisonnable de regretter parceque suivant le cours de la nature il seroit encore dans la force de l'âge. Je suis fâché encore que vous repoussiés le reproche du ton de secte de manière à prouver de plus en plus que ce reproche est juste. D'ailleurs comme il est juste et trop juste, il ne faut pas y répondre mais travailler à ne plus le mériter. Je suis fâché encore que vous pressiés si fort de juger entre Mr De Parcieux et Mr D'Auxiron qui me paroit par la tournure de ses raisonnemens et par son livre des principes de tout gouvernement un de ces aventuriers qui écrivent sur tout sans rien savoir. Ce qu'il y a de bien sûr c'est que De Parcieux s'étoit fort occupé d'une machine à feu, et ce n'est que d'après des calculs probablement plus exacts que ceux de Mr D'Auxiron qu'il s'étoit décidé contre. Je sais que le peu de faits et de raisonnemens physiques cités dans votre extrait ne préviennent pas en faveur de l'exactitude de ce Mr D'Auxiron. Est ce luy qui place Ingrande en Normandie, et qui y a vu une machine à feu? J'ay vu aussi cette machine à la chapelle Montrelaix en Bretagne près d'Ingrande entre Nantes et Angers. C'est la même qui avoit servi au déssèchement des moeres et dont on s'étoit dégoûté. Pourquoi se presser si fort de décider sur la parole de gens qu'on ne connoit pas? C'est un peu le défaut de la secte, et l'on sait que la critique sur les faits n'est pas le fort du Maitre ny de son disciple l'ami des hommes. A propos du Maitre est il vrai qu'il va faire imprimer sa géométrie? c'est bien là la scandale des scandales, c'est le soleil qui s'encroute.

J'ay lu cette defense du siècle de Louis 14. Vous ne pouvés pas l'imprimer parce qu'il y a plusieurs traits qu'on vous feroit retrancher et que l'auteur seroit plus fâché du retranchement que flatté de la réimpression. De plus vous ne pouvés pas le réimprimer sans y répondre au long, et il ne le faut pas parceque toutes les idées sont confondues dans cet ouvrage parce qu'il y a mille aveux qui détruisent tout ce que dit l'auteur, parce qu'il contredit mille faits qu'il rapporte dans ses autres ouvrages, parce qu'il argumente par autorité, parce qu'il pose la question sur les éloges personnels de Colbert et sur tout de Louis 14. Or on ne peut répondre à tout cela 1. sans être un peu long, 2. sans entrer dans le détail d'une foule de faits sur les quels il ne faut pas être inéxact et sur les quels on ne peut être exact sans se livrer à des discussions qui vous enleveroient un tems précieux, 3. sans faire un peu la satyre personnelle de Louis 14, 4. enfin sans désoler Voltaire et sans vous en faire un ennemi cruel. De tout cela je conclus qu'il faut vous borner à une simple annonce dans la quelle vous annonceriés que vous ne répondrés pas parce que vous êtes d'accord sur les points les plus importans, que vous convenés de toutes les grandes choses faites pour les arts, pour les lettres, que Mr de Voltaire blâme sûrement comme vous l'esprit réglementaire, les privilèges exclusifs, la révocation de l'Edit de Nantes, la Milice et les Corvées qui ont été l'objet de votre critique, que le petit nombre de points sur les quels il peut rester quelque différence dans l'expression ne vous paroissent pas assés importans pour vous engager dans une dispute contre un homme que vous aimés mieux admirer que combattre &c. Comme je connois un peu le caractère de l'homme, si vous voulés m'envoyer votre annonce j'en serai le censeur et je ne laisserai rien passer qui puisse le choquer.

Voilà bien de la critique, mais vous rendrés justice à L'intention. Je ferai ici la collecte des souscriptions à renouveller. Vous n'avés répondu à aucune de mes lettres, mais je sais trop combien vous avés d'embarras pour vous en faire un reproche. Je vous embrasse.