1769-07-31, de Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian à Voltaire [François Marie Arouet].

Je le savais bien, mon très cher oncle, que votre belle âme recevrait avec bonté ma très indiscrète demande et que même elle me serait accordée, car vous voulez, et telle est votre mission dans ce monde, que tout soit heureux par vous au moral et au physique.
Pour moi je le dis avec le plus sensible plaisir et la plus tendre reconnaissance je vous dois tout, c'est par vous que je pense, et c'est par vous aussi, par l'excès de votre bienfaisance que j'achèverai ma vie dans l'aisance et le repos. Aussi si vous visez à la canonisation, je vous en avertis, votre projet est fort avancé, car vous l'êtes dès à présent dans le cœur de tous les honnêtes gens éclairés et sensibles. Nos vues sur le mariage de d'Hornoy ne sont pas fort éloignées. La jeune personne a tout près de quinze ans, c'est une affaire à suivre cet hiver et à terminer celui d'après. C'est la fille d'un commerçant, elles sont deux sœurs; leurs biens à la mort de leur mère passait un million. Vous voyez que c'est un petit oiseau fort bon à dénicher. Mon frère et mon fils n'ont resté que quinze jours ici. Leur jugerie les retient presque toujours à Paris. D'ailleurs ces messieurs n'ont pas encore le bon esprit de sentir tous les charmes de la vie champêtre. Pour leur en faire naître le goût, du moins à mon fils, j'ai établi une comédie. De fort jolies personnes de mon voisinage sont devenues par les soins de mon frère et les miens de très bonnes actrices. D'Hornoy qui a la passion du théâtre réussit très bien. Enfin je voudrais que vous vissiez notre troupe picarde dont je suis la directrice, attendu la cinquantaine qui ne me permet plus de faire d'autre rôle; on n'a pas pu jouer ce printemps parce que deux de nos acteurs se sont fait inoculer. La chose est remise au mois de septembre, mais nous aurions grand besoin d'un théâtre. Vraiment ce serait une belle œuvre à vous de venir nous le bâtir. Vous vous proposez pour être notre maçon, il ne s'agit que de vous assurez des années. Je vous jure, mon cher oncle, que je le voudrais aux dépens de celles qui me restent car je ne désirerais rien tant que de vivre et de mourir avec vous. Je prends le plus grand intérêt à votre jeune auteur et à sa pièce, je me flatte que je la verrai cet hiver; quant aux livres édifiants notre salut n'est pas si avancé que le vôtre, car nous en lisons peu, mais si notre conversion vous touche, envoyez nous en.

Je vous fais bien mes compliments sur vos talents ruraux pour lesquels je vous ai connu quelque disposition. Je m'en mêle fort aussi et je ne laisse pas d'acquérir de fort jolies connaissances. Par exemple, je suis très au fait de la bonne mouture et de la bonne boulangerie, ce qui fait une suite assez nécessaire au labourage. Je viens en conséquence de faire monter un moulin économique qui a réussi à merveille et augmente de près d'un sixième le pain du peuple. C'est une grande joie dans tout le bourg. Ces bonnes gens disaient hier après une épreuve qui les enchanta, Nous pouvons faire un enfant de plus, voilà de quoi le nourrir. Un des grands charmes de la campagne, c'est d'y pouvoir faire un peu de bien, qui le sait mieux que vous, ce digne et respectable oncle, que j'embrasse malheureusement de trop loin?