1736-02-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bertrand René Pallu.

Un peu de maladie, monsieur, m'a privé de la consolation de vous écrire des pouilles de ma main.
Je me sers d'un secrétaire; je me donne des airs d'intendant. Hélas! cruel que vous êtes, c'est bien vous qui faites l'intendant avec moi, en ne répondant pas à mes requêtes! J'avais cru vous faire ma cour et flatter votre goût, en vous envoyant, il y a quelques mois, une scène tout entière traduite d'un vieil auteur anglais, mais vous ne vous souciez ni de l'Anglais ni de moi. Vous aviez promis à madame du Châtelet des petits cygnes de Moulins et des petits bateaux. Savez vous bien que des bagatelles, quand on les a primises, deviennent solides et sacrées, et qu'il vaudrait mieux être deux ans sans faire payer la taille aux peuples de la mère aux gaînes que de manquer d'envoyer des petits cygnes à Cirey? Vous croyez donc qu'il n'y a dans le monde que des ministres, Moulins et Versailles?

En lisant aujourd'hui des vers anglais de Pope, sur le bonheur, voici comme j'ai réfuté ce raisonneur:

Pope l'Anglais, ce sage si vanté
Dans sa morale au Parnasse embellie,
Dit que les biens, les seuls biens de la vie,
Sont le repos, l'aisance et la santé.
Il s'est mépris: quoi! dans l'heureux partage
Des dons du ciel faits à l'humain séjour,
Ce triste Anglais n'a pas compté l'amour!
Qu'il est à plaindre! il n'est heureux ni sage.

Mettez l'amitié à la place de l'amour, et vous verrez combien vous manquez à ma félicité. Donnez moi au moins votre protection, comme si j'étais né dans Moulins. Ayez pitié de cette pauvre Alzire que l'on imprime, à ce qu'on m'a dit, furtivement, comme on a imprimé le Jules César. Il est bien dur de voir ainsi ses enfants estropiés. M. Rouillé peut, d'un mot, empêcher qu'on me fasse ce tort; c'est à vous que je veux en avoir l'obligation. Si vous me rendez ce bon office, j'aurai pour vous bien du respect et de la reconnaissance; et si vous m'écrivez, je vous aimerai de tout mon cœur.