1736-04-20, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à conte Francesco Algarotti.

Savez vous que vous me rendez la vie en m'ôtant un sujet de me plaindre de vous?
Je vous avoue que j'étais au désespoir d'être obligée de ne vous plus aimer. Pardonnez moi d'avoir supçonné votre fidélité: mais que vouliez vous que je pensasse? Non seulement vous ne répondiez pas à nos lettres, mais on me mandait que vous étiez parti, et cela sans avoir aucune nouvelle de ce que je vous avais confié. J'étais bien loin de penser que vous en eussiez chargé mr de Châtelet. Comme il n'est revenu ici que le 15 d'avril, il y avait un mois qu'il avait votre boîte, et par conséquent votre lettre. Il ne vous en coûtait pas beaucoup de m'en donner un mot d'avis par la poste: vous m'auriez épargné bien du chagrin, bien des inquiétudes, et surtout une lettre que j'ai écrite à mr Franchini, et dont je me repens bien, s'il vous en a fait part. Je vous en demande mille pardons; mais j'y parlais comme quelqu'un qui se croyait cruellement offensé par la personne du monde, de la sagesse de qui j'aurais cru pouvoir répondre avec le plus de sûreté. Je suis dans des transes infinies que cette lettre-ci ne parvienne point jusqu'à vous, et que celle que j'écrivais à l'abbé Franchini ne vous ait été rendue. En ce cas mettez vous à ma place, et voyez qu'on m'avait mandé bien positivement de Paris que vous étiez parti; que je croyais que vous aviez emporté, ou que vous aviez sacrifié ce que je vous avais confié par un sentiment d'estime et d'amitié bien singulier à avoir pour un homme de votre âge; mais c'était à l'auteur des dialogues et non à un jeune homme de 22 ans à qui j'avais confié my picture. Enfin le dieu des beaux arts et celui qui préside à l'amitié soient loués de ce que vous n'avez déshonoré ni l'un ni l'autre par une vilaine action. Il ne me reste qu'à vous demander pardon de vous en avoir soupçonné, et à vous assurer que vous me l'auriez pardonné vous même, si vous aviez pu voir combien j'étais affligée, et combien j'ai combattu les apparences. Me voila bien guérie de m'y fier. Je vous remercie de vos petits portraits; je les ai envoyés à Paris pour en faire faire des bagues. Celui de mr de Voltaire est infiniment mieux que l'estampe, quoiqu'il ne soit pas encore parfaitement ressemblant; c'est une jolie galanterie que cela. Vous nous aviez promis vos Dialogues sur la lumière en manuscrit: nous les attendions avec impatience, mais vous ne nous avez pas tenu parole; apportez nous les donc. Vous avez emporté cette esquisse de ma figure; j'aurais donc l'honneur d'être à la tête de cet ouvrage plein d'esprit, de grâces, d'imagination et de science. J'espère qu'en mettant mon portrait à la tête, vous laisserez sous-entendre que je suis votre marquise. Vous savez que l'ambition est une passion insatiable; je devrais bien me contenter d'être dans l'estampe, je voudrais à présent être dans l'ouvrage, et qu'il me fût adressé; mais ne croyez pas que je prétende à cet honneur sans songer à le mériter. J'apprends l'italien, non seulement pour l'entendre, mais peutêtre pour le traduire un jour. Je m'exerce dans l'art de la traduction, pour m'en rendre digne. Je traduis the fable of the bees de Mandeville; c'est un livre qui mérite que vous le lisiez, si vous ne le connaissez pas; il est amusant et instructif. Vous voyez que je vous confie mes occupations.

Mais que sont devenues ces lettres que vous vouliez faire sur notre nation? Apportez nous tout cela, et vos dialogues, et surtout venez; c'est la seule façon d'avoir votre absolution, et de me donner la mienne. Vous aurez bien des avantages sur moi après avoir passé trois mois en Angleterre; mais vous en avez déja tant d'autres, que je me garde bien d'en être fâchée. Souvenez vous toujours que vous m'avez promis que nous y irions ensemble; il faut auparavant que nous allions en Lorraine cet automne: je vous attends pour cela; je ne puis croire que vous me manquiez de parole. Encore, voyez à quoi l'irrégularité dans le commerce expose; la vôtre a pensé nous brouiller; j'espère que cela vous en corrigera. Vous êtes trop aimable pour conserver un défaut. Vous trouverez, si vous venez, Cirey bien changé; mais j'ai eu beau vous parler des entresols, vous ne m'avez rien répondu; ainsi je ne vous en parlerai point: tout ce que je vous en dirai, c'est que je compte m'y baigner dans quinze jours. J'attends votre retour d'Angleterre pour faire les expériences sur la lumière, et pour voir l'anneau de Saturne. Je fais faire une chambre en haut, où nous pourrons faire les expériences des dialogues. J'ai vu la luce avec grand plaisir parmi les livres de mon portrait, et un beau prisme sur la table: vous sentez bien qu'après cela j'ai un droit incontestable sur l'ouvrage. Je ne sais si vous savez que mr de Voltaire me fait l'honneur de me dédier Alzire: il parle de vos dialogues dans mon épître. Quand je saurai où vous prendre, je vous en enverrai un exemplaire, ou bien je vous en garderai un à Cirey; car je veux que ce soit moi qui vous en donne un.

Croirez vous que le premier des Emiliens n'est point à Cirey? Il m'a quittée pour cette grande vilaine ville où malheureusement il avait à faire. J'espère qu'il n'y sera pas longtemps. Je lui ai envoyé votre lettre; il sera aussi content que moi de vous voir justifié: il était au désespoir de croire que vous ne nous aimiez plus, et que vous ne vouliez plus que nous vous aimions. Avez vous été content du sonnet? Tiriot nous a mandé que oui, et cela redoublait notre étonnement de votre éternel silence. Les Maupertuis et les Clairauts sont partis sans m'écrire; ils prétendent qu'ils m'écriront de Dunkerque. Je suis bien aise que vous ne soyez pas du voyage, je vous le jure. Maupertuis a dit à mr de Châtelet qu'il avait envie de venir passer la semaine sainte avec moi, mais que vous deviez être de la partie, et que vous aviez manqué de parole: si je parlais une douzaine de langues, vous seriez venu.

Je n'ai jamais lu un mot si juste que le vôtre sur l'abbé de Rotelin, et l'abbé Segny; il est bien honorable pour notre langue que vous la sachiez si bien; c'est bien vous qui êtes de tous les pays. Je m'apperçois que je m'abandonne au plaisir de vous écrire. Il faut que je vous dise encore que l'abbé Nollet m'a renvoyé ma chambre obscure, plus obscure que jamais; il prétend que vous l'aviez trouvée fort claire à Paris: il faut que le soleil de Cirey ne lui soit pas favorable; il ne l'a point raccommodée. Il me mande qu'on ne voit à sa porte que des carrosses de duchesses, de pairs et de jolies femmes. Voilà donc la bonne philosophie qui va faire fortune à Paris. Dieu veuille que cela dure!

Avez vous lu la traduction en prose de l'Essay on man? on dit qu'elle a bien réussi à Paris: elle est de Prevost. L'abbé de Resnel va donner la sienne en vers. Il est bien étonnant que cela passe, et que les lettres philosophiques soient brulées. Plus je relis cet ouvrage de Pope et plus j'en suis contente. J'ai trouvé dans la quatrième épître, que vous n'avez jamais voulu lire avec moi, un vers que j'aime beaucoup:

An honest man's the noblest work of god.

Voltaire a été choqué de ces deux-ci,

All reason's pleasures, all the joys of sense
Lie in three words, health, peace, and competence.

et voici ce qu'il a répondu:

Pope l'anglais, ce sage si vanté
Dans sa morale au Parnasse embellie,
Dit que les biens, les seuls biens de la vie
Sont le repos, l'aisance et la santé.
Il s'est mépris: quoi? dans l'heureux partage
Des dons du ciel faits à l'humain séjour
Ce triste anglais n'a pas compté l'amour?
Pope est à plaindre; il n'est heureux ni sage.

Thétis et Pélée vous dégoûtera de notre opéra. On dit qu'il est remis au théâtre à faire pleurer; c'était un opéra charmant avec Nowaire et la le Maure. Avez vous vu cette musique du père Castel? mandez le moi, je vous en prie. Vous avez sans doute été de cette triste fête de mr de Stainville : on me mande qu'on y a bien bu à l'allemande. Il n'y a point de belles fêtes sans femmes. Avez vous envoyé ma lettre à mr de Froullay? je n'en ai point eu de réponse. Vous m'avez perverti les Maupertuis, les Clairauts, les Franchini; je n'entend non plus parler de tous ces gens là, que s'ils ne m'aimaient pas. Je crois que Maupertuis ne me pardonne point de vous avoir conseillé de ne point aller au pôle; mais il n'avait qu'à dire; je lui aurais conseillé aussi de n'y point aller. Je craignais toujours que vous ne vous laissiez tenter, et je vous aimais trop pour n'en être pas fort fâchée; car vous aurez beau m'oublier, je vous aurai toujours une obligation extrême de m'être venu voir dans ma chartreuse. A propos de chartreuse, que dites vous de tous ces chiffons de Gresset? Pour moi je vous avoue que je n'en fais pas grand cas, et que je ne vois pas sur quoi l'enthousiasme du public se fonde. J'espère que ce n'est pas le même public qui pleure à Alzire, et qui applaudit à Vert-vert. Adieu, monsieur: la longueur de cette lettre est une punition de votre paresse. J'espère que vous y répondrez à deux fois quand vous verrez quel risque elle vous fait courir. Voltaire vous dit mille choses tendres. Envoyez moi la traduction de l'essay on man, et mandez moi ce que c'est qu'une pasquinade qu'on dit que Servandoni prépare.