A Cirey ce 11 janvier 1737
Nous ne sommes plus guère dignes ni Cirey, ni moi, monsieur, de l'honneur que vous nous faites de nous chanter.
Cirey n'est plus que des montagnes, et moi une personne fort malheureuse. La gazette vous aura déjà peut-être appris une partie de tout cela, et vous vous serez bien douté que quand mr de Voltaire nous a quittés, tout bonheur, tout agrément, et toute imagination nous a aussi abandonnés. Il y a un mois qu'il a sacrifié Cirey à sa reconnaissance pour les bontés dont le prince royal de Prusse l'honore. Le prince lui a envoyé son portrait, et lui a écrit cent lettres plus flatteuses et plus pressantes que celles que vous avez vues (car je crois que vous avez lu la première). Enfin il n'a pu tenir contre tant d'empressement, et tant de bonté. Je vous laisse à penser si j'ai eu de la peine à y consentir; mais j'ai sacrifié mon bonheur à son devoir, et à la nécessité où il était de faire le voyage. Je suis bien en peine de sa santé. Je crains qu'elle ne résiste pas à un climat et à une saison qui lui sont si contraires; mais c'est assez vous parler de mes malheurs. Il faut vous dire qu'au milieu de la tristesse et de l'abattement de mon âme j'ai ici un plaisir sensible à recevoir de vos nouvelles. Que votre Chartreuse m'a paru charmante! Je me suis un peu plus familiarisée avec la bella lingua italiana depuis votre départ; ainsi j'en ai mieux senti la finesse et les beautés de votre ouvrage; je l'ai envoyé au premier des Emiliens, qui est assurément le père prieur de votre Chartreuse. Vous êtes faits pour réussir sur les mêmes sujets. Son Essai sur la philosophie de Neutonétait prêt à être imprimé, quand il est parti; mais il y a apparence que son voyage en retardera la publication. Comme les Alpes séparent votre mission, je crois qu'il est bien égal, lequel de vos deux ouvrages paraisse le premier. S'il en était autrement, mr de Voltaire vous céderait le pas par mille raisons; cette considération a été la seule raison pour laquelle il ne vous en a pas parlé: le vôtre a été fait le premier; il faut qu'il paraisse le premier. Je vous avertis que je veux absolument que mon portrait y soit; faites votre compte comme vous voudrez; mr de Fontenelle a plus d'esprit que moi, mais j'ai un plus joli visage que lui; voilà ce qui fait que je l'exige. Je crois que vous trouvez mr de Froullay bien aimable, et que vous remerciez le ciel de n'être pas né un des tyrans de votre pays; car après le malheur d'être tyrannisé, le plus grand pour quelqu'un qui pense, c'est de tyranniser les autres. Parlez quelquefois de moi à mad. Zeno; elle ne m'a pas répondu à la lettre que vous lui avez portée de ma part. Pour elle, elle tyrannisera tous ceux qu'elle voudra; mais son empire est doux. Dites moi si mr Foscarini est à Venise: j'espère que vous me ferez tenir par mr l'ambassadeur le premier exemplaire de votre ouvrage. Je vous conseille de vous dépêcher de la faire imprimer, et de repasser vite les monts. Je ne sais si vous oserez passer à Cirey après la perte qu'il a faite; mais peut-être sera-t-elle réparée alors, car il m'a promis de revenir de Prusse ici.
Je désire mon voyage en Angleterre avec plus de passion que jamais; je me donne la torture pour y trouver un prétexte; car mr du Châtelet aura bien de la peine a consentir à un voyage de pure curiosité; il ne sait pas l'anglais, et il n'a pas lu les lettres de mylord Hervey, ni ses vers,
Je vous avoue que je trouve ses vers, et ses lettres très aimables, et que j'ai bien envie de voir un pays où le beau monde est fait comme cela; car dans le nôtre, on n'en a pas d'idée. Mr l'ambassadeur m'écrit une grande lettre pour me remercier de votre connaissance, et pour me chanter vos louanges; vous vous seriez bien connus sans moi, mais n'importe, ayez m'en l'obligation; buvez encore à ma santé, et soyez plus heureux que moi. Instruisez moi de votre marche, et soyez sûr qu'en quelque pays que vous alliez, vous ne serez jamais plus admiré, ni plus aimé que dans les montagnes de Cirey.