A Cirey 2 février 1738
Vous avez dû recevoir une lettre de moi par la voie de mr de Froullay qui a croisé la vôtre, et qui vous aura fait voir, monsieur, que vos fautes vous étaient pardonnées avant même que vous les eussiez reconnues.
Ce n'est point avec moi que vous devez avoir de mauvaise honte; vous devez être trop sûr de mon amitié, et de son indulgence. Il est vrai qu'il est bien mal à vous de mettre des lacunes d'un an dans un commerce où vous pouviez répandre tant de charmes. Je me flatte que cela ne vous arrivera plus.
Après votre lettre rien ne me pourrait faire plus de plaisir que l'exemplaire de vos Dialogues que vous me promettez; car je ne l'ai pas encore. J'espère que mr de Froullay ne les retardera pas dès qu'il les aura reçus. Mr de Voltaire qui est ici les attend avec autant d'impatience que moi. Je vous ai mandé les difficultés que l'impression de sa Philosophie rencontre; je ne sais si on permettra qu'elle paraisse; il n'y a rien, dit on, contre la religion, mais on y manque de respect à Descartes; car c'est lui manquer de respect que d'avoir raison contre lui. L'ouvrage de mr de Maupertuis va enfin paraître; il me promet de me l'apporter. Je sais que j'aurai bien besoin de lui pour l'entendre. Je serais bien heureuse si je pouvais vous rassembler tous deux ici. J'aime mieux ce rendez-vous là, que celui du pôle. Vous demandez si j'habite encore Cirey; en pouvez vous douter? je l'aime plus que jamais. Je l'embellis tous les jours, et je n'en veux sortir que pour aller dans le pays de la philosophie et de la raison; mais vous savez bien qu'il vous appartient d'être mon guide dans ce voyage. Je l'ai remis à l'année prochaine dans l'espérance de le faire avec vous. Je crois que vous avez été fâché de la mort de la reine de ce beau pays pour votre ami milord Hervey. Je voudrais que cet événement le fît voyager en France, et surtout à Cirey. Je ne perds point l'espérance de vous y revoir quelque jour. Je vous ai retrouvé, j'espère que c'est pour ne vous plus perdre. Vous vous êtes souvenu de moi en reprenant vos idées philosophiques; quand vous serez redevenu tout à fait philosophe, vous viendrez nous voir. Je vous envoie l'Enfant prodigue; j'ai eu le plaisir de le jouer, et je me promets bien celui de le rejouer devant vous.
J'envoie à mr de Froullay deux épîtres nouvelles de mr de Voltaire sur le bonheur; elles ne sont encore connues qu'à Cirey, et elles ne vont à Venise que pour mr de Froullay et pour vous. J'espère qu'elles nous attireront uneréponse prompte de votre part. L'auteur vous embrasse tendrement; et moi, je vous assûre de l'envie que j'ai de vous revoir, et de vous dire moi même quelle est mon estime, et mon amitié pour vous. Vous avez oublié que nous sommes convenus de ne nous plus faire des compliments; c'est toujours moi qui vous donne les bons exemples.