1735-10-01, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à conte Francesco Algarotti.

Il est bien juste, monsieur, que vous étant allée chercher à Paris, vous veniez me rendre la pareille.
Il serait bien mal à vous de partir pour le pôle, sans faire un tour en Champagne, et j'ai toujours espéré que vous étiez incapable de me jouer un aussi vilain tour. Je ne sais si vous convertirez Clairaut; mais je serai encore trop heureuse s'il ne vous pervertit point: monsieur de Maupertuis me l'a enlevé; il croit que, pourvu qu'il sache prendre la hauteur d'une étoile, cela suffit, et qu'il n'est point nécessaire de venir prendre celle de Cirey. On n'a de pire que des siens. Mr de Maupertuis devait donner l'exemple, et venir philosopher ici; mais il le recevra de vous. N'allez pas après cela vous repentir de votre promesse. Vous ne trouverez pas mon château encore fini, mais j'espère que vous serez content de votre appartement, et surtout du plaisir que je me fais de vous y recevoir. Voltaire, qui le partage, et qui vous désire avec l'empressement que votre amitié pour lui lui inspire, se prépare à chanter vos exploits polaires: vous accorderez votre luth ensemble. Le voyage des Argonautes n'aura jamais été plus célébré, et assurément n'était pas plus digne de l'être. Je vous avoue cependant que je me ferais un plaisir extrême de vous voir borner vos courses à Cirey; peut-être serait il aussi sensé de passer votre hiver tranquillement à philosopher avec nous. J'ai une assez jolie bibliothèque. Voltaire en a une toute d'anecdotes; la mienne est toute philosophie. J'apprends l'italien pour votre arrivée; mais les menuisiers et les tapissiers y font bien du tort. Je suis plus occupée qu'un ministre d'état, et beaucoup moins agitée: c'est à peu près ce qu'il faut pour être heureuse. Votre société augmentera encore les charmes de ma solitude. Venez y donc, monsieur, et soyez persuadé du plaisir extrême que je me fais de vous y recevoir.

J'ai vu dans la gazette, que mr Zeno est rappelé : j'en serais bien fâchée pour mad. l'ambassadrice; car je crois qu'elle serait fâchée de quitter si tôt Paris. Je vous supplie de lui dire mille choses pour moi; car vous la verrez sans doute avant [de] partir. J'espère que vous m'apporterez vous même la réponse à cette lettre; votre chemin est la grande route depuis Charenton jusqu'à Bar-sur-Aube; la poste de Bar-sur-Aube vous amènera chez moi; il n'y a que quatre lieues. Ils y viennent souvent, et cela est plus sûr que des relais. Si vous voulez pourtant m'avertir à temps, je vous en enverrai à Bar-sur-Aube.