1750-07-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.
C'est à vous s'il vous plaît ma nièce,
Vous, femme d'esprit sans travers,
Philosophe de mon espèce,
Vous qui comme moi du Permesse
Connaissez les sentiers divers,
C'est à vous qu'en courant j'adresse
Ce fatras de prose et de vers,
Ce récit de mon long voyage,
Non tel que j'en fis autrefois
Quand dans la fleur de mon bel âge
D'Apollon je suivais les loix,
Quand j'osai trop hardi peut-être,
Aller consulter à Paris
Malgré nombre debeaux esprits
Le dieu du goût mon premier maître,
Et non celui de leurs écrits.

Ce voyage ci n'est que trop vrai et ne m'éloigne que trop de vous. N'allez pas vous imaginer que je veuille égaler Chapelle qui s'est fait je ne sais comment tant de réputation pour avoir été de Paris à Montpellier et en terre papale et en avoir rendu compte à un gourmand.

Ce n'était pas peut-être un emploi difficile
De railler monsieur d'Assouci.
Il faut une autre plume, il faut un autre style
Pour peindre, dit on, un Achille
Qui fait des vers à Sans-souci.
Je pourrais vous parler de ce charmant asile,
Vous peindre ce héros philosophe et guerrier,
Si terrible à l'Autriche et pour moi si facile,
Mais je pourrais vous ennuyer.

D'ailleurs je ne suis pas encore à sa cour et il ne faut rien anticiper, je veux de l'ordre jusque dans mes lettres.

Sachez donc que je partis de Compiegne le 25 juillet, prenant ma route par la Flandre, et qu'en bon historiographe et en bon citoyen j'allai voir en passant les champs de Fontenoi, de Raucoux et de Lauffelt. Il n'y paraissait pas. Tout cela était couvert des plus beaux blés du monde. Les Flamands et les Flamandes dansaient comme si de rien n'eût été.

Durez, jeux innocents de ces peuples grossiers,
Régnez, belle Cérès, où triomphe Bellone.
Campagnes qu'engraissa le sang de nos guerriers,
J'aime mieux vos moissons que celles des lauriers,
La vanité les cueille et le hasard les donne.
O que de grands projets par le sort démentis!
O victoires sans fruit! ô meurtres inutiles!
Français, Anglais, Germains, aujourd'hui si tranquilles,
Fallait il s'égorger pour être bons amis?

J'ai été à Clèves comptant y trouver des relais que toutes les bailliages fournissent moyennant un ordre du roi de Prusse à ceux qui vont philosopher à Sans Souci auprès de celui que j'ai appelé le Salomon du nord et à qui ce riche Salomon accorde la faveur de voyager à ses dépens, mais l'ordre du roi de Prusse était resté à Wesel entre les mains d'un homme qui l'a reçu comme les Espagnols reçoivent les bulles des papes, avec le plus profond respect et sans en faire aucun usage.

Je me suis donc arrêté quelques jours dans le château de cette princesse que madame de la Fayette a rendue si fameuse.

Mais de cette héroïne et du duc de Némours
On ignore en ces lieux la galante aventure;
Ce n'est pas ici, je vous jure,
Le pays des romans ni celui des amours.

C'est dommage, car le pays semble fait pour des princesses de Cleves. C'est le plus beau lieu de la nature et l'art a encore ajouté à la situation. C'est une vue supérieure à celle de Meudon. C'est un terrain planté comme les Champs Elysées et le bois de Boulogne; c'est une colline couverte d'allées d'arbres en pente douce. Un grand bassin reçoit les eaux de cette colline. Au milieu du bassin s'élève une statue de Minerve. L'eau de ce premier bassin est reçue dans un second qui la renvoie à un troisième, et le bas de la colline est terminé par une cascade ménagée dans une vaste grotte en demi cercle. La cascade laisse tomber ses eaux dans un canal qui va arroser une vaste prairie et se joindre à un bras du Rhin. Mademoiselle de Scuderi et la Calprenede auraient rempli de cette description un tome de leurs romans, mais moi historiographe je vous dirai seulement qu'un certain prince Maurice de Nassau, gouverneur en son vivant de cette belle solitude, y fit presque toutes ces merveilles.

Il s'est fait enterrer au milieu des bois, dans un grand diable de tombeau de fer environné de tous les plus vilains bas reliefs du temps de la décadence de l'empire romain et de quelques monuments gothiques plus grossiers encore; mais le tout serait quelque chose de fort respectable pour ces esprits profonds qui tombent en extase à la vue d'une pierre mal taillée pour peu qu'elle ait deux mille and d'antiquité.

Un autre monument antique, c'est le reste d'un grand chemin pavé construit par les Romains qui allait à Francfort, à Vienne et à Constantinople. Le saint empire Romain dévolu à l'Allemagne est un peu déchu de sa magnificence. On s'embourbe aujourd'hui en été dans l'auguste Germanie. De toutes les nations modernes la France et le petit pays des Belges sont les seules qui aient des chemins dignes de l'antiquité. Nous pourrons surtout nous vanter de passer les anciens Romains en cabarets, et il y a encore certains points dans lesquels nous les valons bien. Mais enfin pour les monuments durables, utiles, magnifiques, quel peuple approche d'eux? quel monarque fait dans son royaume ce qu'un proconsul faisait dans Nismes et dans Arles?

Parfaits dans le petit, sublimes en bijoux,
Grands inventeurs de riens, nous faisons des jaloux.
Elevons nos esprits à la hauteur suprême
Des fiers enfants de Romulus.
Ils faisaient plus cent fois pour des peuples vaincus
Que nous ne faisons pour nous mêmes.

Enfin malgré la beauté de la situation de Cleves, malgré le chemin des Romains, et en dépit d'une tour qu'on prétend bâtie par Jules Cesar ou au moins par Germanicus, en dépit des inscriptions d'une vingt-sixième légion qui était ici en quartier d'hiver, en dépit des belles allées plantées par le prince Maurice et de son tombeau de fer, en dépit enfin des eaux minérales excel-lentes découvertes ici depuis peu, il n'y a guère d'affluence à Cleves. Les eaux y sont cependant aussi bonnes que celles de Spa et de Forges, et on ne peut avaler de petits atomes de fer dans un plus beau lieu. Mais il ne suffit pas comme vous le savez d'avoir du mérite pour avoir la vogue. L'utile et l'agréable sont ici; mais ce séjour délicieux n'est fréquenté que par quelques Hollandais que le voisinage et le bas prix des vivres et des maisons y attirent et qui viennent admirer et boire.

J'y ai retrouvé avec une très grande satisfaction un célèbre poète hollandais qui nous a fait l'honneur de traduire élégamment en batave et même vers pour vers nos tragédies bonnes ou mauvaises. Peut-être un jour viendra que nous serons réduits à traduire les tragédies d'Amsterdam. Chaque peuple a son tour.

Les dames romaines qui allaient lorgner leurs amants au théâtre de Pompée ne se doutaient pas qu'un jour au milieu des Gaules dans un petit bourg nommé Lutece, on ferait de meilleures pièces de théâtre qu'à Rome.

L'ordre du roi pour les relais vient enfin de me parvenir. Voilà mon enchantement chez la princesse de Clèves fini et je pars pour Berlin.