à Postdam ce 24 juillet [1750]

Mes divins anges je vous salue du ciel de Berlin.
J'ay passé par le purgatoire pour y arriver. Une méprise m'a retenu quinze jours à Cleves, et malheureusement ny la duchesse de Cleves ny le duc de Nemours n'étoient plus dans le château. Les ordres du roy pour les relais ont été arrêtez quinze jours entiers. J'aurois dû consacrer ces quinze jours à Aurélie, et je ne les ay employez qu'à me donner des indigestions. Je vous fais ma confession mes anges. Enfin me voicy dans ce séjour autrefois sauvage, et qui est aujourduy aussi embelli par les arts qu'annobli par la gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosofie, poésie, un héros philosofe, et poète, grandeur et grâces, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté! Qui le croiroit? Tout cela pourtant est très vray, et tout cela ne m'est pas plus précieux que nos petits soupers. Il faut avoir vu Salomon dans sa gloire, mais il faut vivre auprès de vous avec m^r de Choiseul et m^r l'abbé de Chauvelin. Que cette lettre je vous en prie soit pour eux, qu'ils sachent à quel point je les regrette, même quand j'entends Federic le grand. Je suis tout honteux d'avoir icy l'apartement de M. le maréchal de Saxe. On a voulu mettre l'historien dans la chambre du héros.

Mais dans quel lit couchez vous, vous autres? esce auprès du bois de Boulogne? esce à Plombieres? esce à Paris? madame Dargental a t'elle eu besoin des eaux? Il y a un mois que j'ignore ce que j'ay le plus d'envie de savoir. On m'a mandé que l'esprit et le sentiment de madame de Grafigni avoient réussis Ma trouppe a joué chez moy Jules Cesar. Mais je ne sçai point ce que font me. anges. J'ay attendu pour leur écrire que je fusse un peu stable, et que je pusss recevoir de leurs nouvelles. J'en attends avec la double impatience de l'absense et de L'amitié.

Adieu mes anges, mon Federic le grand fait un peu de tort à Aurelie. Il prend mon temps et mon âme. La caverne d'Euripide vaut mieux pour faire une trae gédie, que les agréments d'une cour. Les devoirs et les plaisirs sont les ennemimortels d'un si grand ouvrage. Conservez moy tous, des bontez qui me feront adorer votre société, et chérir poemata tragica, et omnes has nugas, jusqu'au dernier moment de ma vie.