A Cirey, le 20 décembre [1738]
Sir Isaac,
Madame la marquise du Châtelet, et moi indigne, nous sommes si attachés à ce qui a du rapport à votre mesure de la terre et à votre voyage au pôle, nous sommes d'ailleurs si éloignés des mŒurs de Paris, que nous regardons votre lapone trompée comme notre compatriote.
Nous proposerions bien qu'on mît en faveur de cette tendre hyperboréenne une taxe sur tous ceux qui ne croient pas la terre aplatie; mais nous n'osons exiger de contributions de nos ennemis. Demandons seulement des secours à nos frères. Faisons une petite quête. Ne trouverons nous point quelques cŒurs généreux que votre exemple et celui de madame Clairaut auront touchés? Madame du Châtelet, qui n'est pas riche, donne déjà 50 liv.; moi qui suis bien moins bon philosophe qu'elle, et pas si riche, mais qui n'ai point de grande maison à gouverner, je prends la liberté de donner 100 francs. Voilà donc cinquante écus qu'on vous apporte; que quelqu'un de vous tienne la bourse, et je parie que vous faites mille écus en peu de jours. Cette petite collecte est digne d'être à la suite de vos observations; et la morale des Français leur fera autant d'honneur dans le nord que leur physique.
Le nord est fécond en infortunes amoureuses depuis l'aventure de Calisto. Si Jupiter avait eu mille écus, je suis persuadé que Calisto n'eût point été changée en ourse.
Pour encourager les âmes dévotes à réparer les torts de l'amour, je serais d'avis qu'on quêtât à peu près en cette façon:
Vous me direz que cela est trop long; il n'y a qu'à l'exprimer en algèbre.
Adieu; je n'ai point d'expression pour vous dire combien mon cŒur et mon esprit sont les très humbles serviteurs et admirateurs du vôtre.
Madame du Châtelet, seule digne de vous écrire, ne vous écrit point, je crois, cet ordinaire.
Voltaire
N. B. Je vous supplie d'écrire toujours français par un a, car l'académie françoise l'écrit par un o.