Cirey, ce mardi [16 December 1738] à huit heures du soir
Je sors des marionnettes qui m'ont beaucoup divertie; elles sont très bonnes: on a joué la pièce où la femme de Polichinelle croit faire mourir son mari, en chantant fagnana ! fagnana !Je me suis souvenu de toi, j'ai cru te voir chanter au milieu de ma chambre, j'ai soupiré et quasi pleuré.
O mon ami! les larmes sont venues jusqu'au bord du robinet. Mon dieu que je suis sotte! je fourre mes amis partout. C'était un plaisir ravissant d'entendre Voltaire dire sérieusement que la pièce est très bonne; il est vrai qu'elle l'est autant qu'elle peut l'être pour de tels gens. Cela est fou de rire de pareilles fadaises, n'est ce pas, mon cher Panpan? Eh bien! j'ai ri. Le théâtre est fort joli, mais la salle est petite. Un théâtre et une salle de marionnettes, oh c'est drôle! mais qu'y a-t-il d'étonnant? Voltaire est aussi aimable enfant que sage philosophe. Le fond de la salle n'est qu'une loge peinte, garnie comme un sopha, et le bord sur lequel on s'appuie est garni aussi. Les décorations sont en colonnades avec des pots d'orangers entre les colonnes: tu veux tout savoir, tu sais tout. Non, j'oubliais encore quelque chose; il faut que tu saches que je meurs d'envie d'y retourner.
Ce matin nous devions entendre lire une épître, mais la belle dame était encore si bien montée sur le ton de la plaisanterie depuis hier, qu'elle a commencé à en faire de suite beaucoup à m. de Voltaire; lui qui tenait son épître à la main, l'a parodiée sur le champ contre elle, on ne peut pas mieux; cela l'a animée, de sorte qu'elle en a tant et tant fait qu'enfin il ne l'a point lue. Ah! que je voudrais te voir moquer comme cela, tu ferais beau bruit. Voltaire a ri longtemps, cependant à la fin cela lui a un peu déplu; pour moi j'étais honteuse de rire; mais il y avait tant d'esprit dans tout cela, que chaque mot passait et brillait comme l'éclair; et tout cela était débité si vivement et si joliment qu'Héraclite lui même en aurait ri. Bref, nous n'avons pas eu l'épître; la dame est montée à cheval avec son frère, je suis revenue dans ma chambre avec la grosse dame, qui s'est mise aussi sur le ton de la plaisanterie avec moi: nous nous sommes chanté pouille; elle est restée, et je n'ai point lu.
Je vais répondre à un article de ta lettre que j'avais oublié hier, c'est aux vers du chien. Vous avez tous le diable au corps, vous autres, de faire des vers; encore si vous variiez vos sujets, mais non, vous êtes comme madame Deshouillères; vous en revenez toujours à vos moutons. Quoi! toujours des quatre saisons! Y a-t-il rien de plus monotone? Au nom de dieu! changez de thèse, car on peut faire son thème en cent façons; mais il est vrai qu'il ne saurait être également bien. Je ne suis pas étonnée de ce que tu me mandes, que Nicomède n'a pas trouvé ton épître trop bonne, ce n'est pas là son goût; et je t'en ai déjà dit la raison, c'est qu'il n'en sait pas faire. Je me souviens de lui avoir entendu dire, il y a très peu de temps, que ces jolis couplets sur les Délicieuses rives, et ceux, Sommeil prends ce qui t'est dû, ne valaient rien; quoique m. de Voltaire ne les trouve pas trop bons non plus, je ne les en aime pas moins; j'ai beaucoup de confiance en son goût, mais j'ai un certain préjugé pour le mien, qui fait que je n'y cède pas toujours.
Pour revenir à Nicomède, te souvient il d'une lettre en vers qu'on lui écrivit, et qu'il nous prôna tant, quoiqu'elle fût au dessous du médiocre? En vérité il y a des gens à qui il ne faut rien montrer que les choses où ils peuvent faire mieux; alors un raffinement d'amour-propre leur fait approuver tout.
Je le plains, ce pauvre Nicomède, puisque sa Dorothée et lui ne peuvent s'accorder. Ah! mon ami, quel est donc le bonheur que goûtent les mortels sur la terre? hélas! je le vois bien, il n'y en a pas; nous sommes toujours trompés par l'apparence. Nous les croyons les plus heureux du monde, quand nous ne les voyons que rarement, et depuis que tu es plus faufilé avec eux, tu vois que c'est comme dans l'empire de la lune. O bonheur! tu n'es point le partage de l'humanité. Cela m'a fait faire de furieuses réflexions: l'enfer est partout, parce que nous le portons en nous, ai je dit; ainsi, il n'y a que deux partis à prendre, celui de renoncer au genre humain ou de se munir d'une indulgence qui apaise les noirs orages, avant même qu'ils ne s'élèvent; en un mot, de se faire tout à fait brebis, et de se laisser croquer en gros et en détail; cela est dur, mais après tous les détails que tu me fais des querelles continuelles qu'ont des gens que nous croyions des anges, et d'après ce que tu dis qu'il y a autant de faute d'un côté que de l'autre, et que dès que l'un est de bonne humeur, l'autre est d'une humeur toute contraire, il faut, dis je, que l'un des deux se moutonne; ce doit être le plus faible: moutonnons nous donc, mon pauvre ami, toi de ton côté et moi du mien, si nous voulons vivre et ne point être croqués.
Ce mercredi [17 December] à huit heures du soir
Panpan! mon cher Panpan, aujourd'hui comme hier; je sors des marionnettes qui m'ont fait mourir de rire. On a joué l'Enfant prodigue; Voltaire disait qu'il en était jaloux: le crois tu? Je trouve qu'il y a bien de l'esprit à Voltaire de rire de cela et de le trouver bon. J'étais auprès de lui aujourd'hui; que cette place est délicieuse! Nous en avons raisonné un peu philosophiquement, et nous nous sommes prouvé qu'il était très raisonnable d'en rire. Il faut avouer que tout devient bon avec les gens aimables: j'ai reçu ta lettre avant d'y aller, elle n'a pas peu réveillé le bonheur que je goûte d'être ici; je le sens et je m'y livre: avant d'y répondre, je te dirai ma journée: après le café, on a lu un chant de Jeanne, c'est le dernier de ceux que tu as entendus, ainsi je ne t'en dirai rien. Hier soir il lut une épître, mais la belle dame la critiqua fort agréablement pour l'esprit, parce qu'ils en mettent beaucoup dans leurs disputes, et fort instructivement pour les choses. Pour moi, j'en ai profité autant qu'il est en moi, car non seulement j'écoutais, non ce qu'ils disaient, mais ce qu'ils voulaient dire. Si nous avions eu autant d'esprit dans les disputes que nous avons eues, nous serions plus savants; mais je ne t'en aimerais pas davantage. Cependant je m'apprends pour t'atterrer, si jamais nous sommes à portée d'achever celles qui sont commencées. Je commence par te dire que je t'aime. Adieu.
Ce jeudi [18 December] matin
Je n'ai pu t'écrire que cela hier soir, parce qu'on vint m'appeler pour entendre Jeanne. Comme tu m'en demandes des nouvelles, et que je n'ai rien à te refuser, je vais t'en donner tout de suite. Nous en eûmes deux chants nouveaux: dans l'un c'est l'histoire de cette Dorothée, que Dunois sauve de l'inquisition. M. de la Trimouille lui avait fait un enfant, et un oncle évêque, qui voulait avoir ses bonnes grâces, découvre tout le mystère et la livre au saint office; on allait la brûler, sans Dunois et son âne qui arrivent et la tirent d'affaire: ce chant est selon moi le moindre de tous. L'autre va reprendre Agnès, qui s'était sauvée du camp des Anglais pendant la mêlée; il la fait rencontrer par le page à qui Jeanne avait peint des fleurs de lis au derrière. Le page en devient amoureux, il la conduit au fond d'un bourg, dans un cabaret où un aumônier la viole; elle aimait le page; le page surprend l'aumônier, le tue, et obtient d'Agnès par la douceur, ce que l'autre avait obtenu par la force: voilà une femme bien heureuse! Un parti anglais vient la reprendre: chemin faisant, ils en rencontrent un de Français. Pendant qu'ils se battent, le cheval d'Agnès l'enlève jusqu'à la porte d'un couvent très éloigné; cette pauvre Agnès fait alors de beaux raisonnements pénitentiaux; elle frappe, sŒur Besogne vient ouvrir, et demande à Agnès comment elle a pu arriver jusque dans ce désert; Agnès répond: dieu, mon bon ange et surtout mon cheval m'ont apportée en ce lieu pour faire pénitence. On la reçoit fort bien; sŒur Besogne couche avec elle, et sŒur Besogne était un jeune bachelier qui était dans le couvent pour le service de madame l'abbesse. Cette abbesse pour lors absente donne le temps à Agnès d'être bien divertie. Le chant finit par ces vers parodiés:
Ce chant est un des mieux détaillés qu'il y ait; il est très joli: il n'en reste plus qu'un que nous aurons ce soir.
Après le souper, Voltaire relut son Mondain et la défense du Mondain; je m'en dédis, elle ne vaut pas mieux que le reste, mais elle est aussi bonne. Je ne sais si je t'ai mandé comment ce Mondain avait couru le monde, c'est qu'il l'avait donné à l'évêque de Luçon; on l'a trouvé à sa mort et on l'a répandu aussitôt: c'est pour cela que Voltaire a été en Hollande; il n'osait plus rester ici. Le garde des sceaux voulait le faire arrêter, et voilà les bruits imparfaits qui sont venus jusqu'à nous, qu'il y avait un chant de Jeanne imprimé. C'était le Mondain qui l'a été réellement malgré lui, ou du moins malgré madame du Châtelet qui le retient sur tout, avec toutes raisons imaginables: cependant il ne fait pas toujours tout ce qu'elle veut; mais enfin elle lui sauve beaucoup de folies. Je te recommande toujours que tout ce que je te dis soit entre nous comme un secret à moi. Il est vrai qu'il est plus fanatique que les fanatiques qu'il hait; mais c'est son faible, tous les grands hommes en ont, et il est malheureux pour lui que le sien soit si dangereux: s'il n'était retenu, il se ferait bien des mauvais partis.
Tu te réjouis de savoir quelque chose de Dardanus? Eh bien! afflige toi: Voltaire l'a renvoyé par la dernière poste sans me le montrer; j'en suis furieuse. Je lui ai joliment chanté pouille hier à souper; il a oublié net que je l'eusse demandé, et cela est bien vrai, car il est d'une distraction que rien n'égale, et je n'en suis point étonnée. Bref, je ne verrai point cet opéra; j'étais bien plus curieuse des notes que de l'opéra même.
Tu ne seras pas fâché, je crois, mon cher ami, de savoir que nos aimables Français plaisent jusque dans les climats glacés, et que l'amour est de tout pays. Le secrétaire de m. Clairaut, l'un des voyageurs aux pôles, a fait l'amour à une Lapone, il lui a promis le mariage, et est parti sans tenir sa parole. La demoiselle vient d'arriver à Paris avec une sŒur à elle, pour poursuivre son amant infidèle; elles sont débarquées chez m. Clairaut, qui les héberge, quoique très médiocrement riche. L'épouseur ne veut point épouser, et la demoiselle ne veut point s'en retourner. Enfin m. Clairaut qui mande cela à Voltaire, lui marque qu'il lui a fait donner une petite pension, et va tâcher de la faire entrer dans quelque couvent pour la consoler. Tout Paris va chez lui pour voir ces Lapones. Ah! mon dieu, comment peut on être Lapon!
Tu n'es pas le seul qui ait fait des couplets contre soi même. Un ami de m. Dussé allant le voir, le trouva écrivant; il lui demanda ce qu'il faisait; ce sont des vers satiriques, dit il, que je fais contre un homme que j'ai beaucoup aimé avant de le connaître, et que je ne peux plus souffrir. Son ami étonné lui fit un beau sermon sur l'inconvénient de faire des vers satyriques; m. Dussé le laissa dire et ne lui répondit qu'en lui montrant cette chanson:
Ces vers ne sont ni bons ni réguliers, et cependant il me semble qu'ils peignent bien un homme d'esprit, et le font croire aimable dans son humeur même.
Voilà tout ce que j'ai pu te ramasser; venons maintenant à ta lettre. Tu es en peine de la seconde que je t'ai écrite d'ici, et moi aussi; car, si elle n'était que retardée, tu l'aurais reçue avec la troisième: je serais bien fâchée qu'elle fût perdue, et cela pour mille raisons. Je la ferai demander à Vassy, parce que sûrement elle n'est point restée dans cette maison. Puisque nous parlons de poste, je veux que tu saches l'heure et le moment où je reçois tes lettres, et cela pourquoi? parce que j'ai du plaisir à penser que tu reçois les miennes, et que je veux que tu aies le même plaisir. Le samedi, le lundi et le mercredi, toujours entre six et sept heures du soir, tu peux être sûr que je te lis, à moins que la poste ne nous fasse de ses tours.
Que je vous suis obligée, mes chers amis, de partager si attentivement le bonheur que je goûte ici; vous le triplez, ce bonheur, en le partageant: ah! répétez bien cette phrase, mes pauvres amis, car je ne saurais mieux vous dire ce que je sens, et j'aime mieux vous amuser que de me répéter. Puisque tu veux de la physique, tu en auras dans l'occasion, je ne sais rien par cŒur à présent; si fait, je t'aime, c'est ce que je ne saurais oublier.
Ce jeudi soir
Non, les dialogues de m. Algarotti ne peuvent être comparés aux Mondes que comme une lampe au soleil. C'est l'explication des systèmes de Newton que M. Algarotti a faite ici en italien; ce n'est pas la faute de madame du Châtelet s'ils ne sont pas bons.
J'ai eu tort, je l'avoue, de ne t'avoir pas transcrit en entier l'endroit où Voltaire parle de Ninon, mais tu l'as deviné, il est rendu; il en parle encore dans un autre endroit, à propos du roi de Pologne dont elle faisait la seule société. Quand j'aurai un peu plus de temps, je te manderai le beau de l'histoire. Depuis que le frère est ici on est plus souvent rassemblé, et je n'ai presque point de temps: il part demain. Je suis enchantée de ce que tu me mandes de Nicomède, il n'aime pas le style du cardinal de Retz, dont tu fais tes délices: tant mieux, c'est une preuve que j'ai eu raison dans le jugement que j'ai porté sur son goût. Ils se querellent donc toujours, ces deux amants! Ah! mon dieu, qui sera assez hardi pour leur dire qu'ils devraient être heureux; mais ils ne veulent pas qu'on entre dans leurs affaires, ils croient qu'on n'en voit rien. Eh bien! laisse les faire, contente toi d'être l'encadrement, entends tu, bailli? . . . Hélas! tendres amants, aimez vous, mais ne vous querellez pas. Dans la conversation que tu me rends, il me semble entendre tout le vétillage que tu m'as tant reproché. Va, les hommes sont partout les mêmes; quelques nuances dans l'esprit les distinguent, mais dès que le cŒur parle, c'est partout le même langage.
Tu veux savoir le nom de la grosse dame, elle s'appelle madame Champbonin. Son mari est lieutenant dans le régiment de Beauffremont; c'est un gros bouvier bègue; pour elle, elle est la meilleure femme du monde. Nous nous harpaillons tout le jour, en vérité je la trouve charmante; mais tu l'aimeras bien davantage quand tu sauras que tu lui dois cette lettre. Madame du Châtelet a fait partir la poste aujourd'hui contre l'ordinaire, et sans m'en prévenir, parce qu'elle n'y a pas pensé; cette bonne dame envoie son laquais porter ma lettre et cela pour te faire plaisir.
Tu demandes l'épître sur la Modération, tu seras servi à souhait; Voltaire n'en a qu'un exemplaire d'imprimé, mais on la copie actuellement pour toi; tu en auras même plus d'une; comme le paquet sera trop gros, je l'adresserai à m. Solignac, et je lui écrirai que ce sont des papiers que j'avais oublié de te laisser pour mes affaires, afin qu'il n'y mette pas le nez.
Nous aurons m. de Maupertuis pour étrennes; si nos amis viennent, je voudrais que ce fût dans ce temps, parce qu'on est plus ensemble quand il y a des étrangers, et que l'on jouera probablement la comédie. Si Adhémar veut apprendre Gusman on jouera Alzire; on lui en fait la proposition.
Bonsoir, mon cher Panpan, je t'embrasse un million de fois, ainsi que tous mes chers amis; aimez moi toujours bien, car je vis en vous.
A propos, finis donc d'étaler les qualités de m. du Châtelet sur tes lettres; le nom n'est pas même nécessaire; tout simplement à Cirey, par Vassy, en Champagne. On a lu au café la dernière épître qui est sur l'envie. Rousseau y est accommodé de toutes pièces; la dame a dit qu'il y en avait trop, il a répondu que s'il était mort, il le ferait déterrer pour le pendre.
J'oubliais une commission que je te prie de faire exactement, c'est de transcrire ou d'arracher les feuilles d'une préface des Lettres juives, où il est question de m. de Voltaire. C'est dans un volume que tu m'as une fois prêté, où l'auteur dit que m. de Voltaire est son ami. Envoie cela le plutôt que tu pourras, mais sur une feuille que je puisse montrer. Je viens de faire un souper délicieux, je t'en rendrai compte demain; il est deux heures, bonsoir. Et toi, le dieu des pavots, verse tes parfums bienfaisants sur celle qui vient se jeter dans tes bras!