Ce mardi [9 December 1738], à onze heures du soir
J'ai eu envie de t'écrire, cher Panpan, depuis le moment de mon réveil, sans pouvoir le faire qu'à présent; mais, en te rendant compte de ma journée, tu sauras pourquoi.
Il faut cependant que tu saches, en passant, que ce n'est pas ici une de mes moindres études que de rallier et mettre dans ma tête les choses que je crois de nature à t'amuser. J'en entends une si grande quantité de cette espèce, que je suis embarrassée du choix, et même encore plus du soin de ne pas les oublier. Enfin, quelque souhait que je fasse continuellement sur le plaisir que j'aurais à partager avec toi celui que j'ai toute la journée, je ne saurais néanmoins tout écrire; car outre qu'il faudrait des volumes, c'est que je n'ai pas un moment qui ne soit employé à mon profit; ainsi, mon cher ami, tiens moi un peu compte de celui que j'emploie à t'amuser. Ce n'est plus l'envie de bavarder, c'est l'amitié qui veut que tu participes, quoique bien maussadement, aux délices de mon esprit. J'ai aussi établi pour règle que je ne te dirai rien de ce qui regarde la géométrie et la physique; tu ne t'en soucies pas, et d'ailleurs cela serait trop difficile. J'en lis et j'en entends parler pour le moins autant que d'autres choses. Voilà mon avant-propos.
Allons donc, racontons ce que je t'ai promis, et ce qui doit te faire rire: c'est l'histoire de l'abbé de Lamarre, que Voltaire m'a contée hier après souper. Ce petit coquin, bien loin de profiter des bontés de Voltaire, est plus libertin que jamais; il ne veut être d'aucun état. Il a été longtemps à suivre le roi comme un bouffon, et se fourrait à la cour malgré les gardes, en disant: Je veux voir mon roi. Le roi le trouva enfin une fois en dispute avec ses gardes; il voulut savoir ce que c'était; l'abbé, qui n'est point timide, lui parla si hardiment et si bouffonnement, que le roi, qui n'aime ni les lettres ni les vers, prend les siens, lui parle, et lui donne de l'argent. Voltaire appelle cela être le fou du roi. Enfin, il a si bien fait son compte qu'il a été exclu, et qu'il est venu ici, dit Voltaire, demander à madame du Châtelet si elle n'avait pas besoin d'un fou. 'Non, mon ami', répondit elle, 'la charge n'est pas vacante'. Voilà son style en débitant cela. Puis il nous conta dans le même goût, qu'il avait fait un voyage à Rome pour voir le pape; qu'il lui avait parlé; et qu'ayant oublié de lui baiser la mule, il était retourné de six lieues sur ses pas. Le pape, enchanté, lui donna deux médailles d'or avec quantité d'agnus dei. En allant et revenant de Rome, il a passé par ici. Enfin, l'année dernière il écrivit à Voltaire: 'Monsieur, sauf correction, j'ai la v . . . , et n'ai ni ami, ni argent; me laisserez-vous tomber en pourriture? . . . .' Ton idole le fit mettre chez un chirurgien et le fit guérir. Il a eu la modestie de ne pas dire ce qu'il lui avait donné à son dernier voyage ici. Il dit que c'est un misérable, mais qu'il a de l'esprit. Mon dieu, comme tout cela est gâté! . . . oh! on ne rira point, et moi je me tenais les côtés, à la façon dont Voltaire nous contait cela. Il me lut aussi hier quelques vers du Dardanus de La Bruère, qu'il corrige, ou au moins sur lesquels il fait ses remarques. Il n'y répondra pas comme aux autres, car le drôle est ventre à terre. Le peu qu'il m'en a lu est charmant: ce sont toujours ses madrigaux tournés si galamment! Madame du Châtelet l'empêcha d'en dire davantage, parce qu'elle n'aime point cette poésie. Aussitôt qu'il aura fini ses notes, il me les prêtera; je t'enverrai alors les vers que je trouverai les plus jolis. J'en ai entendu hier, dans quinze ou vingt qu'il nous a lus, trois ou quatre bien frappants. Voltaire dit beaucoup de bien de lui, mais il ajoute qu'il est trop présomptueux, je m'en doutais, et toi aussi, je pense? J'ai commencé hier l'histoire de Louis XIV, mais nous en parlerons ailleurs. Un moment après que je fus levée, on me fit dire de descendre, je descendis, et me voilà à prendre le café avec de la géométrie, de la physique et les Dialogues de mr Algarotti sur le Newtonisme, à l'imitation des Mondes. Il les a écrits en italien, et l'abbé de Castera vient de les traduire, mais en vérité très mal. Nous en avons beaucoup ri, ainsi que de l'auteur, quoiqu'il soit l'ami d'ici et qu'il y ait fait une partie de ses Dialogues; mais il est si impertinent dans sa préface qu'il faut bien en rire.
Dans un dialogue, il dit que le nommé Galilée était le czar Pierre le grand. Il dit encore de la physique, que les murailles d'une ville étaient bordées d'un champ. Non, on n'y tient pas, il te divertirait beaucoup, à cause du traducteur qui ne dément pas le Camoens. Le café pris, je suis remontée; et quoique j'eusse bien envie de t'écrire, je n'ai pu cependant résister à Louis XIV. Je me suis imaginée que j'en trouverai le temps quand je serai lasse de lire.
Parlons en donc de cette histoire, devant laquelle toute histoire doit se cacher: les Rollin, les Fléchier, les Vertot ne sont que des cuistres. Dieu! on la lirait à genoux tant elle est belle. Netteté, précision, réflexions courtes et pleines de sens; voilà ce qu'on y admire: en vérité, je n'ai rien vu de si beau. Il y a un abrégé de la Fronde, qui est divin; mais comme il se propose moins Louis XIV que l'histoire de l'esprit de son siècle, il vous rapporte alors légèrement quelques traits qui y ont rapport, tels que le caractère de la reine de Suède, en lui faisant rendre une visite à Ninon; il lâche en ce moment son éloge en sept ou huit lignes. Le titre est: Essai sur le siècle de Louis XIV. Je voudrais bien en faire des extraits, mais je ne sais lesquels choisir. Cette dame qui est ici et moi, nous chantons pouille à madame du Châtelet qui tient cet ouvrage sous clef pour qu'il ne l'achève pas; il en meurt d'envie, et dit que c'est l'ouvrage dont il est le plus content. Elle ne donne d'autre raison pour se justifier, que celle du peu de plaisir qu'il y a de faire un ouvrage qu'on ne saurait imprimer. Je l'exhorte toujours à l'écrire et à jouir avec lui même de l'immortalité qu'il lui procurera. Il me disait hier que sûrement il l'achèverait; mais ce ne sera certainement pas tant qu'il sera ici. Elle lui tourne la tête avec sa géométrie; elle n'aime que cela; il est étonnant à quel point elle ignore l'histoire et la fable. Comme je lisais, on m'envoya dire, sur les quatre heures, de descendre; je trouvai la dame qui se mettait au lit, parce qu'elle était un peu incommodée: comme elle ne pouvait travailler, elle me dit que Voltaire allait nous lire Mérope.
Ce mercredi [10 December] matin
Et moi aussi je me suis couchée, car il était une heure et demie du matin. Bonjour, mon ami, tu vois que ma première pensée est pour toi; ainsi allons donc notre train. Voltaire arrive; la fantaisie prend à la dame de lui faire mettre un autre habit: il est vrai que le sien n'était pas beau; mais il était bien poudré, et avait de belles dentelles. Il dit beaucoup de bonnes raisons pour n'en rien faire, que cela le refroidirait, et qu'il s'enrhumait de rien; enfin il eut la complaisance d'envoyer chercher son valet de chambre, pour avoir un habit; il ne se trouva pas là dans l'instant; il crut en être quitte; point du toùt, la persécution recommença: la vivacité prend à Voltaire, il lui parle vivement en anglais, et sort de sa chambre; on envoie un moment après l'appeler, il fait dire qu'il a la colique, et voilà Mérope au diable. J'étais furieuse; la dame me pria de lire tout haut les dialogues de m. Algarotti, je lus et je ris comme le matin: enfin arriva un monsieur du voisinage; je me levai en disant que j'allais voir Voltaire; la dame me dit de tâcher de le ramener. Je le trouvai avec la dame qui est ici, qui, par parenthèse, m'a l'air d'être sa confidente; il était de fort bonne humeur, il pensa oublier qu'il avait la colique. Nous causions déjà depuis un moment, lorsque la dame nous envoya appeler: enfin il revint; et cet homme, qui venait de rire avec nous, reprit de l'humeur en rentrant dans la chambre, sous le prétexte de la colique; il se mit dans un coin et ne dit mot. Quelque temps après le seigneur châtelain sortit, les boudeurs se parlèrent en anglais; et la minute d'après Mérope parut sur la scène. Voilà le premier signe d'amour que j'aie vu, car ils se conduisent avec une décence admirable; mais elle lui rend la vie un peu dure. Je ne te fais ce long détail que pour te mettre au fait de la façon dont ils sont ensemble.
Enfin, il lut deux actes de Mérope: je pleurai au premier; ce sont toujours de beaux vers et de beaux sentiments, mais les scènes filées sont manquées; il y échoue assez ordinairement. Je ne t'en dirai plus rien que je ne l'aie toute entendue. Après cette lecture, nous disputâmes sur la pièce, la dame et moi, jusqu'au souper: elle ne l'aime pas, et la tourne en ridicule tant qu'elle peut; ce qui ne plaisait guère au pauvre Voltaire, qui était comme un patient, sans oser se mêler en rien de notre dispute. C'est avec ton esprit que j'ai disputé; car elle soutenait qu'on ne pouvait être touché sans raisonner, et moi je soutenais qu'il fallait l'être par sentiment. Je ne disais que ce que je t'ai entendu dire, et que ce que tu m'as si bien appris à sentir. L'auteur avait si peur d'être encore querellé, que le peu qu'il disait était contre moi, en convenant cependant qu'il était presque impossible de faire les changements qu'elle exigeait. Le souper a été comme un souper de Lunéville; on se battait les flancs pour parler, et personne ne disait mot. Après le souper, nous avons regardé la sphère Voltaire, la grosse dame et moi; car la belle nymphe ne parlait pas, elle faisait semblant de dormir.
Voltaire est toujours charmant, et toujours aussi occupé de mon amusement. Son attention ne se fatigue point; on voit qu'il est dans l'inquiétude que je ne m'ennuie, et il a grand tort. S'ennuyer auprès de Voltaire! . . . Ah dieu! cela n'est pas possible; je n'ai pas même le loisir de penser qu'il y a de l'ennui au monde; aussi je me porte comme le Pont-Neuf, et suis éveillée comme une souris; serait ce parce que je mange moins, ou parce que j'ai l'esprit remué vivement et agréablement? c'est ce que je ne puis définir, mais c'est ce qui est: ce que je dors, je le dors comme un enfant. Enfin, je sens par une expérience qui m'était presque inconnue, que l'occupation agréable fait le mobile de la vie. Pour la mieux goûter, je fais quelquefois des comparaisons de temps; la dame, d'abord un peu froide, s'humanise ensuite, et nous finissons par nous plaisanter. Elle est en vérité admirable dans ses devoirs et son jugement. Je veux attendre une plus longue connaissance pour te la peindre; j'en ferai de même pour Voltaire; car j'ai appris à ne pas me prévenir. C'est par exemple un plaisir pour moi de rire en dedans de leur fanatisme pour Newton, et d'entendre les gens qui ont le plus d'esprit, dire des bêtises dictées par la prévention. Je ne dispute pas, comme tu crois, mais j'en fais mon profit pour la connaissance de l'esprit humain, et je tâche de jouir sans m'attacher ni me prévenir pour ou contre aucun sentiment, pas même celui de l'amitié. J'ai trop bien résolu de n'aimer que vous autres, et d'user des agréments que je trouve ailleurs. Voilà ma profession de foi, que je renouvelle tous les jours; au reste tu peux m'écrire tout à ton aise, on ne paie point de port de lettres ici. Cela n'est il pas bien galant? je voudrais aussi qu'on les affranchît, mais . . . . Bonjour, mes chers amis; à ce soir.
Ce mercredi, à six heures du soir
Je ne saurais y tenir, mon ami, il faut que je te dise quelle est ma désolation de n'avoir point de lettres par la poste qui vient d'arriver; elle est telle qu'elle serait si j'étais encore sur la montagne; aucune dissipation, aucuns plaisirs ne peuvent me tenir lieu de vos lettres. Ah! j'ai beau me dire qu'il n'y a pas encore huit jours que j'en ai eu à gogo du docteur et de toi; c'est une fable que je me conte; je soutiendrais à tout l'univers qu'il y a plus de six mois; je compte et recompte encore, et je trouve toujours que je devrais avoir aujourd'hui la réponse à ma première lettre d'ici. Mais quel est ce vilain homme de Ligny qui ne me renvoie pas celle qu'il a dû recevoir? J'en suis outrée et désespérée; mon dieu! si cette vilaine femme allait les ouvrir, comme elle me déchirerait! . . . car elle se croit aussi parfaite que nous lui trouvons de défauts. Encore aurai je un jour de plus à patienter, car c'est la grande poste, et je ne puis être tirée d'inquiétude que samedi. Il me semble que je me soulage en te contant tout de suite tout mon tourment. Je vous aime trop, mes pauvres amis, mais je ne voudrais pas en rabattre un soupir! . . . .
Pendant que j'y suis, je vais te conter ma journée: d'abord, après le café, la déesse de ces lieux s'est mis dans la tête d'aller à la promenade en calèche; je m'en souciais peu, à cause des chevaux qui sont des enfants mal morigénés. Enfin, on m'a tant pressée que j'y ai consenti, mais ma foi! quand j'ai vu les gambades de ces messieurs, le courage m'a manqué pour monter en voiture; cependant j'y aurais été de gré ou de force sans l'humain Voltaire qui a dit qu'il était ridicule de forcer les gens complaisants à prendre des plaisirs qui étaient des peines pour eux. On l'adore à ce propos; n'est ce pas? Je suis donc demeurée avec la dame Dorsin, qui est aussi paresseuse que moi. Nous nous sommes promenées sur nos pieds; ensuite elle m'a mené voir l'appartement des bains. Ah! quel enchantement que ce lieu! l'antichambre est grande comme ton lit, la chambre de bains est entièrement de carreaux de faïence, hors le pavé qui est de marbre; il y a un cabinet de toilette de même grandeur, dont le lambris est vernissé d'un vert céladon clair, gai, divin, sculpté et doré admirablement; des meubles à proportion, un petit sopha, de petits fauteuils charmants, dont les bois sont de même façon, toujours sculptés et dorés; des encoignures, des porcelaines, des estampes, des tableaux et une toilette; enfin le plafond est peint, la chambre est riche, et pareille en tout au cabinet; on y voit des glaces et des livres amusants sur des tablettes de laque. Tout cela semble être fait pour des gens de Lilliput: non, il n'y a rien de si joli! tant ce séjour est délicieux et enchanté! Si j'avais un appartement comme celui là, je me serais fait réveiller la nuit pour le voir: je t'en ai souhaité cent fois un pareil, à cause de ton bon goût pour les petits nids. C'est assurément une jolie bonbonnière, te dis je, tant ces choses sont parfaites. La cheminée n'est pas plus grande qu'un fauteuil ordinaire, mais c'est un bijou à mettre en poche.
A propos de chambre je m'apprivoise avec la mienne, depuis que j'ai remarqué qu'elle était précisément comme la tienne, mais plus grande: la porte, la fenêtre, la cheminée, la niche, l'idée de cabinet que tu as en est un véritable; au vrai c'est la même chose: je veux que tu le saches pour m'y venir trouver. J'ai pris mon arrangement dans ton coin; j'ai un paravent comme toi qui m'entoure et me pare le vent de la porte; ma table est dans le coin de la cheminée; enfin, j'y suis comme chez toi. J'ai du plaisir à penser que par ce moyen là tu peux avoir une idée plus fixe de ma position, et qu'elle a quelque chose de commun avec la tienne; car nous sommes précisément assis de même. Pense donc que pour l'ordinaire j'y suis depuis midi et demi, une heure, jusqu'à neuf heures du soir, seule, sans démarrer et sans m'ennuyer, à moins que quelque extraordinaire, que je te mande toujours, ne m'en tire. En remontant de notre promenade je suis restée dans la chambre de mme Dorsin jusqu'à cinq heures, parce que l'on calfeutrait mes fenêtres: réparation très nécessaire. Elle m'a dit des choses qui te feront plaisir; elle est amie intime de mme de la Neuville depuis vingt ans; elle ajoute que, si on voulait faire un modèle de bonnes gens, on prendrait m. et mme de la Neuville; et puis, que mlle Durand y est tout au mieux: elle m'a montré une lettre de cette dame qui lui mande qu'elle en est enchantée. Tu te doutes bien de quelle façon j'en ai parlé; mais ce qui va t'étonner, c'est que cette dame, ayant su que j'étais ici, a écrit à mme Dorsin qu'elle se réjouissait bien de me voir, parce que j'étais sa parente au quatrième degré; enfin, je te dis, des amours! Cette dame ci dit, qu'elle ne me laissera pas en repos que je n'aille chez elle, qui n'est qu'à deux lieues d'ici; me voilà donc en parenté. Elle doit venir dans le mois prochain; en attendant, nous nous complimentons. Tu penses bien que je ferai mille amitiés à mlle Durand quand j'irai la voir. Bonsoir; je m'en vais reprendre mon Louis XIV, qui ne me fera sûrement pas oublier que je n'ai point reçu de lettres.
Ce jeudi [11 December] matin
Bonjour, mon Panpichon; je ne me porte pas si bien aujourd'hui que je me vantais hier. Je ne sais si ce sont tes lettres non reçues qui m'ont donné des vapeurs, mais enfin j'en ai eu hier soir, quoique le souper fût fort gai. Je demandais du fin amour; Voltaire, qui l'aime aussi, mais qui n'en ose guère boire, dit: 'Qui, buvons en commémoration de Panpan!' C'est que je lui ai dit que tu trouvais fort mauvais qu'il n'en eût pas parlé dans son Mondain: il but à ta santé, et me promit d'en parler. Après souper il nous donna la lanterne magique, avec des propos à mourir de rire. Il y a fourré la coterie de m. le duc de Richelieu, l'histoire de l'abbé Desfontaines, et toutes sortes de contes, toujours sur le ton savoyard. Non, il n'y avait rien de si drôle! Mais à force de tripoter le goupillon de sa lanterne, qui était rempli d'esprit de vin, il le renverse sur sa main, le feu y prend, et la voilà enflammée. Ah! dame, il fallait voir comme elle était belle! Mais ce qui n'est pas beau, c'est qu'elle est brûlée: cela troubla un peu le divertissement qu'il recontinua un moment après.
Je t'écris à toutes les heures du jour, mon bien bon ami, car il est trois heures après midi; c'est que j'ai peur de n'avoir pas le temps ce soir de te dire ce que j'ai entendu ce matin, parce que l'abbé de Breteuil arrive, et qu'on fera assemblée pour lui. Je te dis donc que Voltaire est encore meilleur dans ses épîtres qu'il ne l'est dans l'épique et dans le dramatique. Il m'en a lu une ce matin sur la modération; elle est admirable pour la morale et pour les agrémens: elle est imprimée en feuille; et je lui ai chanté pouille de ne me l'avoir pas donnée pour te l'envoyer: il la retravaille en ce moment. Il m'en a lu une autre sur le plaisir, qui est sur le métier: elle a besoin d'être travaillée; mais elle sera belle aussi. Il a pris une tournure charmante selon moi; car il prouve le créateur par le plaisir et la volupté. La morale est qu'il faut louer dieu et l'aimer en jouissant. Cela est pur, mais il y a des traits de sa façon qui en empêcheront l'impression.
On vient de m'apporter à étudier un rôle pour une pièce que l'on jouera dès que je le saurai, pour divertir m. de Breteuil. Je viens de le parcourir, et je n'en veux point: c'est une jeune personne qui crie qu'elle veut être mariée, et qui demande s'il n'y a pas une reine à Paris. Ils se moquent de moi; je le leur reporterai ce soir. C'est cette pièce dont Coutricou fils nous parla: elle s'appelle Boursouffle. Il me paraît que ce n'est qu'une bouffonnerie; je t'en rendrai compte.
Maintenant je veux un peu te parler de Louis XIV: j'en suis toujours plus contente. En lisant le passage du Rhin le préjugé me répugnait; mais il met cette affaire au net, et ce n'est rien. Les premières campagnes sont traitées de voyages de plaisir; car les villes se rendaient par négociation: enfin, il dit ce vrai que personne n'a dit et que tout le monde a pensé. J'ai peur que quelque partialité ne l'empêche de continuer sur le même ton; mais il lui rend justice par la suite comme au commencement, en le louant comme il méritait de l'être. Je dis toujours que je n'ai rien vu de si beau. Si Desmarets vient, je crois qu'il lui rendra justice comme moi. J'ai pleuré hier la mort de Turenne; il en parle sans prévention; il dit ses défauts et fait pleurer sa mort. Je pensais à toi en la lisant: j'aurais bien voulu que nous fussions ensemble.
Hier à souper, Voltaire était d'une gaieté charmante; il fit des contes qui ne sont bons que dans sa bouche. Il m'a conté des anecdotes de Boileau, qui ne sont nulle part: ce sont des vers impromptus; s'il veut me les dicter, je te les enverrai. Adieu, je ne sais plus rien. Je te laisse faire le commentaire du plaisir qu'il y a à vivre avec de pareilles gens. Si fait, j'ai encore quelque chose à te dire: c'est que, ce matin, la dame de céans a lu un calcul géométrique d'un rêveur anglais, qui prétend démontrer que les habitants de Jupiter sont de la même taille qu'était le roi G . . . . dont l'écriture parle.
Voici à peu près les raisonnements de l'Anglais: les yeux sont en proportion du corps; il fait un calcul de l'étendue de la prunelle de nos yeux; autre calcul de la quantité de lumière que nos yeux sont propres à recevoir, ayant égard à la distance du soleil à la terre; ensuite il calcule les proportions de la distance de l'éloignement du soleil à Jupiter. Tu sens bien où il en veut venir pour connaître la grandeur des hommes dans Jupiter. Il dit qu'avec un peu d'attention on pourrait connaître de même les proportions des habitans des autres planètes. Je ne sais si cela t'amusera, mais nous nous en sommes fort divertis en admirant la folie d'un homme qui emploie tant de temps et de travail pour apprendre une chose si inutile. Mais j'ai admiré bien autre chose, quand j'ai vu que le livre était écrit en latin et qu'elle le lisait en français. Elle hésitait un moment à chaque période; je croyais que c'était pour comprendre les calculs qui y sont tout au long, mais non; c'est qu'elle traduisait facilement les termes de mathématiques, les nombres et les extravagances; rien ne l'arrêtait. Cela n'est il pas réellement étonnant? . . . .
A huit heures du soir
Je l'avais bien deviné, je n'ai eu que le premier acte de la comédie. On m'est venu appeler pour aller faire cercle; je ne l'ai pas fait longtemps, car la dame s'est mise à sa toilette. Les propos m'ennuyaient si fort que j'ai été me mettre dans ce joli boudoir dont je t'ai parlé. Il était éclairé de dix bougies. C'était vraiment un petit ciel empyrée; il ne manquait plus que Voltaire pour y figurer Apollon. La première chose que j'y ai faite a été de vous y désirer, mes chers et tendres amis; après cela, d'en jouir et d'y lire ensuite les deux actes de Mérope. L'abbé de Breteuil me paraît assez aimable et très digne d'être du cercle; mais ce que je trouve de ridicule, c'est moi, qui me suis avisée de m'ennuyer en plein, parce que l'on ne parlait que de Paris, et que mon esprit n'était occupé que de vous. On m'a demandé ce que j'avais, à cause, apparemment, de ma belle mine; mais comme je ne pouvais la vaincre, j'ai dit que je venais t'écrire: et me voilà. Je crois, au fond, que ce sont tes lettres qui m'ennuient; car depuis l'arrivée de la poste d'hier, je suis très sotte. Mon dieu! comme je tiens à vous deux! Embrasse le cet autre, s'il est embrassable; cependant je n'aime pas à ne pas savoir où le prendre; quelque part qu'il soit, je l'aimerai toujours bien, tu le lui diras quand tu pourras.
J'ai obtenu de jouer la gouvernante de la fille qu'on voulait que je jouasse. Je crois que c'est une dame Claude; elle s'appelle dame Barbe, et sa pupille mlle Thérèse de la Cochonière: c'est la petite du Châtelet qui joue ce rôle; cela est à sa place, elle n'a que douze ans. On nous promet les marionnettes; il y en a ici près de très bonnes, qu'on a tant qu'on veut. Tous ces projets sont fort beaux et très amusants, mais hélas! ils ne me font pas oublier le retard de tes lettres, que j'attends avec impatience! Qu'il y a loin d'ici à samedi . . . Bonsoir, mon Panpichon; bonsoir, mon ami gros chien blanc; bonsoir le petit saint . . . .Je crains d'être condamnée aux dépens; car j'ai toujours peur! . . . . A propos, regarde bien tes lettres en les ouvrant, pour voir s'il n'y a rien au cachet; j'ai quelque raison pour te recommander cela: et avertis moi s'il y a quelque chose. On craint tant ici que l'on dise je ne sais quoi, car il n'y a assurément que de bonnes choses à dire, que je crains la curiosité! . . . Recommandez à ceux qui vont dans le monde la plus grande discrétion, s'il vous plaît. Il ne faut pas dire que le frère est ici, c'est un secret. Il n'y a que mon amitié pour vous qui ne doit l'être pour personne, parce que je veux faire des jaloux du bonheur que j'ai de vous aimer. Vivre dans ses amis c'est presque vivre dans le ciel!