Ce lundi [29 December 1738] soir
Je ne t'écrivis pas hier, mon ami, par une raison qui ne te plaira pas, c'est que j'eus la colique presque toute la journée; cependant je ne laissai pas de descendre pour souper; elle augmenta; je l'ai eue toute la nuit, et il ne tiendrait qu'à moi de dire que je l'ai encore; mais ce n'est plus rien.
C'est le froid qui me l'a donnée; je n'en ai jamais tant souffert; et, à la ressemblance près, de ma chambre à la tienne, je la hais bien. J'ai fait calfeutrer les fenêtres; malgré cela, la veille de noël, je fus obligée de passer la journée chez la grosse dame; le vent éteignait presque les bougies. Je suis entourée d'un paravent, il n'y fait presque rien; il n'y a ni grand fauteuil, ni carreau, ni bergère. Oh! pour le coup, je vois bien qu'on ne saurait rassembler tous les plaisirs, car mon corps est bien mal à son aise; et le pis, c'est qu'il y est plus longtemps que mon esprit n'a de plaisir, et il faut aimer autant que moi à être seule pour ne pas m'ennuyer. Par exemple, aujourd'hui, il est sept heures, eh bien! je n'ai vu encore personne, que la grosse dame, encore n'est ce qu'un moment. On a bien envoyé savoir de mes nouvelles, mais les portes n'étaient pas ouvertes au vulgaire pendant le café: cela ne me fait rien tout, je trouve encore le temps trop court, mais je voudrais être à mon aise. Ce n'est pourtant pas faute de bois ni de feu, car tu croirais voir l'incendie de Troie, mais ma chambre est inéchauffable. A propos de cela, je veux te faire juge de la dépense de cette maison par un seul échantillon, on y brûle tous les jours six cordes de bois; et il y a trente-deux feux dans la maison. O Ilion! O ma chambre!
Je n'ai pas grand'chose à te mander d'intéressant, seulement une belle petite action de ton idole. Il y a huit jours qu'une servante de cuisine cassa un pot de terre sur la tête d'un laquais de Voltaire, il en a été au lit jusqu'à hier; on a chassé la servante et on lui a retenu un gros écu que l'on a donné au laquais. Hier au café, le valet de chambre de ton idole, dit que le laquais avait rendu l'écu à la servante: 'Qu' on le fasse venir', dit-il. 'Pourquoi as tu rendu cet écu?' 'Eh, eh! monsieur (car c'est un nigaud), c'est que je suis quasi guéri et que cette fille a été fâchée de m'avoir battu.' 'Céran (c'est le nom du valet de chambre), qu'on donne un écu à ce drôle là pour celui qu'il a rendu, et qu'on lui en donne un autre pour lui apprendre ce que méritent les bonnes actions; va, va! mon ami, tu es bien heureux de savoir bien faire, fais toujours bien.' Cela n'est pas joli?… Le souper se passa à pleurer: la belle dame nous conta une histoire lamentable qui nous fit tous pleurer; on en ferait un beau roman. Voltaire fit celle du roi d'Angleterre se sauvant des fureurs de Cromwel, qui nous fit aussi pleurer, et puis nous rîmes d'avoir pleuré.
J'ai enfin achevé Newton, je suis bien aise de savoir que Voltaire sait aussi bien rêver qu'un autre; mais je le persécute pour ne plus rêver. Nous disputons souvent pour cela, il ne demande pas mieux, car il me dit encore hier: 'Ma foi! laissez là Newton, ce sont des rêveries, vivent les vers!' Il aime à en faire avec passion, et la belle dame le persécute toujours pour n'en plus faire. La grosse dame et moi, nous la contrarions tant que nous pouvons: c'est affreux d'empêcher Voltaire de faire des vers!
Puisque je n'ai rien à te dire, je vais te parler de Lise. Croirais tu que quand Dubois la mène avec elle dans la chambre des femmes, elle est couchée avec un chat sur le même lit; on a eu un peu de peine à l'y accoutumer, mais enfin elle aime encore mieux le lit qu'elle ne hait le chat. Elle est chaude, elle nous désole: elle s'échappe à tout moment pour galopper à la basse cour après les chiens de chasse, ce qu'elle ne faisait pas avant d'avoir eu des chiens. O temps! ô mœurs! Je meurs de peur qu'elle ne soit couverte par ces mâtins… . Puisque je suis entrée en détail sur mes commensaux, il faut que je te dise ce qui t'étonnera beaucoup, c'est que mademoiselle Dubois me quitte; jamais elle n'a été si insolente ni de si mauvaise humeur que depuis que nous avons été à Demange. A Commerci, cela allait encore; enfin, elle m'a tant mis le marché à la main, jusqu'à me dire que j'étais ingrate pour les peines qu'elle avait eues à mon service, que je me suis doutée de quelque chose. Il y a quelques jours qu'elle oublia une feuille de papier sur ma table et une lettre de la Perci: je mis la lettre dans ma poche, et je lui demandai qui avait mis cette feuille de papier là; elle me soutint avec fureur que ce n'était pas elle; je tirai la lettre de ma poche et je la lui montrai, elle voulut se jeter dessus pour me l'arracher: cela me donna envie de la voir, ce que je n'aurais certainement pas fait sans cela. La Perci lui mandait des choses ambiguës que je devinai, mais qu'elle ne voulut pas m'avouer. Enfin hier, à propos de bottes, elle me dit froidement que sa mère et la Perci voulaient la faire entrer chez la Grandville; je lui dis que je le voulais bien, et que j'y contribuerais même. Voilà le dénouement de tant d'impertinences qu'elle m'a faites.
Je ne t'ai pas mandé, mon cher ami, tous les chagrins qu'elle m'a donnés; car y a-t-il rien de plus désespérant que d'être en maison tierce, et d'avoir un diable à qui, au vrai, on n'ose parler? Mais je te mandais tant de fadaises, que j'ai cru devoir te supprimer celles là. Elle a été jusqu'à me répondre: Je ne le ferai pas, sur des choses que je lui demandais. Basta! je suis honteuse de te mander tant de misères; mais avec qui parlerai je de ces riens, si ce n'est avec mon panpan!
Tiens, voilà le chariot de Phébus que je t'ai enfin renoué, cela n'est guère bon, il est trop long et il n'y en a pas la moitié. Il n'y a pas un mot d'invention. Comment y mettre le plaisir qu'elle a à vider sa chaise percée elle même, et à être une heure à frotter le bassin? Comment y mettre qu'elle se fâche sérieusement, si en travaillant on laisse tomber un atome de fil, et qu'elle passe sa vie à les ramasser, et cent autres ridicules uniques? J'ai rendu mot pour mot ce qu'elle dit de la Grosbert, qu'elle traite à présent comme Toussaint. C'est de son mari qu'elle dit qu'il se pâme de rire quand il lui annonce une méchante nouvelle: elle le contrefait, et en dit un million de choses à imprimer, tant elles sont originales.
Voilà la poste arrivée et pas une lettre! Ah! d'où vient, mon cher ami, que je n'en ai point? J'en suis bien attristée, j'espère que la prochaine sera double: je ne conçois pas ces retards là. Bonsoir, mon ami, je suis toujours chagrine, quand je ne reçois rien de ma chère société. Je sais bien que ce n'est pas ta faute; car tu es le meilleur et le plus exact Panpichon du monde. Hélas! ne sais je pas que tu m'aimes bien et mes bons amis aussi? Je les embrasse tous cent mille fois. O! souvenez vous, je vous en prie, que ce n'est que par votre amitié que je tiens à la vie!
Je vais prendre du thé et lire les Facardins, pour me distraire de ma triste humeur et de ma colique qui grommele encore. Adieu. Si tu ne savais pas combien je t'aime, tu ne saurais jamais rien.
P. S.Rends moi donc raison des méditations sur le carême, et lis le portrait au docteur pour voir s'il le reconnaîtra.