Cirey, ce mardi [23 December 1738] soir
Bonsoir, mon ami; je ne t'écrirai guère, car voilà la grosse dame qui écrit vis à vis de moi; elle m'aime tant qu'elle vient écrire dans ma chambre, et cela ne me gêne pas, parce qu'elle est stylée à ne point gêner.
Je m'en vais te dire ce que je sais, depuis hier: d'abord le souper fut tout géographique. Ce matin Voltaire nous a achevé son Boursouffle, qui est, en vérité, très joli. Il l'a montré à la Quinault il y a dix ans; il croit que c'est de là que Lachaussée a tiré son Préjugé à la mode. Il est vrai que la scène du mari et de la femme s'y trouve, hors qu'elle est plus courte, c'est la même chose. La dame écrit les rôles; on a bien de la peine à les remplir. En les distribuant, Voltaire s'est écrié: 'Ah! faisons venir notre pauvre petit Panpan, que nous le voyions!' 'De tout mon cŒur', a dit la belle dame 'mandez lui, madame, de venir'. J'ai dit à Voltaire: 'Mais vous le connaissez, vous savez comme il est timide; jamais il ne parlera devant cette belle dame'. 'Attendez', dit il, 'nous le mettrons à son aise; le premier jour nous la lui ferons voir par le trou de la serrure; le second nous le tiendrons dans le cabinet, ill'entendra parler; le troisième il entrera dans la chambre, et parlera derrière le paravent; allez! allez! nous l'aimerons tant, que nous l'apprivoiserons'. La belle dame a dit: 'Mais quelle folie! je serai charmée de le voir, et j'espère qu'il ne me craindra pas.' Vois, mon ami, si cela te donne du courage. J'ai dit que si tu venais, il fallait qu'on jouât César: Voltaire en est enchanté, car il avoue que c'est sa pièce favorite. Réponds moi assez positivement pour que je ne traîne pas la réponse comme avec Desmarets. Si tu viens, cher ami, il te faut un habit, parce que tu n'oserais mettre ta belle urne, elle est d'été, et ton habit de drap est trop vilain. Ah! combien de choses nous aurions à nous dire!
Je vais donc, puisque tu le veux, critiquer tes vers et les louer. Le début de l'épître à Saint-Lambert est très bien; mais je t'arrête tout court à un style qui me choque. Il n'est parbleu pas vrai que l'hiver soit le printemps des villes, tu pourrais tout au plus donner la préférence aux plaisirs que l'on prend dans les villes pendant l'hiver à ceux du printemps que l'on goûte à la campagne; mais encore ne persuaderas tu pas. C'est une expression qui s'entend, diras tu; et moi je dis que non, et qu'elle est absurde. La peinture des plaisirs campagnards, quoique jolie, est manquée; on ne sait pourquoi tu les fais courir de cuisine en cuisine; il semble que tu veuilles désigner un chasseur: il fallait donc dire qu'en chasseurs, ils se chauffent à la cuisine, parce qu'ils trouvent ce feu là plus près qu'un autre, ou qu'ils n'osent entrer dans une chambre, bâtis comme ils sont. Je trouve beaucoup trop bas, fourrant avec cent rogatons; pourquoi changeraient ils de moutons, de bergères et de fougère? Ces trois vers sont jolis en eux mêmes, mais on n'entend pas pourquoi tous ces changements. Il me semble aussi que pour traiter cela du ton comique, le commencement de l'épître est trop galant; ces deux styles jurent, surtout le premier. Les nôtres, etc. sont trop loin de plaisir; il faut relire pour l'entendre, et je ne sais si un nominatif travesti en chasseur et en paysan peut encore servir à une aussi longue tirade; mais, quoi qu'il en soit, pour l'entendre, il faut la relire ou l'avoir dans la tête. Je n'aime pas cabriole, et je dirai comme toi, c'est par sentiment; toute la tirade est charmante! . . . . Voilà, mon cher ami, ce que je puis te dire: ne prends pas mes remarques en guignon, je te dis ce que je pense, et en vérité c'est bien peu de chose pour des vers si jolis. Panpan! l'ami de mon cŒur, connaît trop bien son amie, pour qu'il lui arrive de douter de la sincérité de ce qu'elle lui marque.
Ce jeudi [25 December] soir
Je ne t'écrivis pas hier, mon ami, parce que j'eus d'autres occupations, dont je ne puis te rendre compte; elles étaient bien agréables; c'étaient des lectures, entr'autres une traduction anglaise de la belle dame, qui est admirable. La préface du traducteur, qui ne lui a coûté qu'une demi heure, est une chose surprenante. Notre sexe devrait lui élever des autels. C'étaient de belles crasseuses que les Athénaïs et ces autres bégueules si renommées! Ah! quelle femme! . . . . que je suis petite! . . . . Si ma diminution s'étendait sur le corps, je passerais, je crois, par le trou d'une serrure. J'ai lu aussi le discours de Voltaire sur le feu, il n'est pas digne de l'autre . . . . Il est bien vrai que quand les femmes se mêlent d'écrire, elles surpassent les hommes: quelle prodigieuse différence! mais combien de siècles faut il pour faire une femme comme celle là? et comment a-t-elle fait ce discours? la nuit, parce qu'elle se cachait de Voltaire. Elle ne dormait qu'une heure; accablée de sommeil elle se mettait les mains dans de l'eau à la glace, se promenait en se battant les bras, et puis écrivait les raisonnements les plus abstraits avec un style à se faire lire pour lui même: elle a passé huit nuits de suite de cette façon. Hier Voltaire eut la fièvre le soir, cela nous affligea tous: il est assez bien aujourd'hui. Espérons que le dieu d'Epidaure conservera les jours du fils d'Apollon.
J'ai reçu hier ta lettre qui ne me chagrine pas tant que toi, car j'espère que cette lettre de dimanche n'est pas perdue; mais la perdue me chagrine toujours . . . . Pour la préférence, je ne la donne pas comme Saint-Lambert à l'épître de ton père, mais je la trouve belle et les autres jolies. Je n'ai garde de montrer la sienne; je ne démens pas ainsi l'éloge que je fais de mes amis: je sais ce qu'il faut montrer. J'ai reçu aussi hier une de ses lettres; est ce hier où l'autre poste? . . . oui, tant il y a qu'il me paraît être de très méchante humeur. Ce n'est plus le style vif de l'amitié, j'en suis bien aise, car je ne savais qu'y répondre. Ne te lasse pas, mon ami, de m'écrire des riens, des riens, soit; ils m'amusent toujours, et il me semble que je suis à cailleter avec toi, quand je les lis. Crois tu que je ne sois pas enchantée de savoir que vous n'êtes pas ensemble, sans vous souvenir de moi, sans en parler, et sans m'aimer? Hélas! où prendrai je donc le plaisir d'être aimée, que je sens si bien, et qui peut seul faire le bien de mon cŒur? . . . O mes pauvres amis! je vous le répète, et vous le répéterai toute ma vie, rien ne me dédommage de votre société; ce n'est pas parce que je ne suis qu'une sotte ici, car si je ne le sentais, je n'en saurais rien, et je me gâterais même par tout ce qu'on me dit d'obligeant; mais c'est que le prix de vos cŒurs est trop bien gravé dans le mien pour que je ne regrette pas à tout moment le temps que je passe loin de vous. Demandez plutôt à la grosse dame comme je pleure dès que je parle de mes amis! . . . . Ah! cher Panpan! elle te connaît comme moi, à tes défauts près que je ne lui dis pas: elle est enchantée de ce que tu l'aimes. Tu devrais bien lui faire un beau petit quatrain que je lui montrerais. Elle est tous les jours plus empressée pour moi: quoi! elle accommode mon feu; j'en suis honteuse. Enfin, si j'étais malade, je crois qu'elle me rendrait les plus petits services; et puis, elle a de l'esprit, elle évite d'être embarrassante, on parle de tout avec elle, et l'on ne craint rien; mais c'est qu'elle n'a appris que le bon de la philosophie. Au vrai, il y a peu de femmes comme elle, du moins n'en ai je point vu. Sincèrement je suis confondue de toutes ses attentions et de ses façons d'agir, car ce ne sont point des compliments. Que dirai je? nous nous harpaillons toujours; elle me fait mettre à genoux parce qu'elle est plus forte que moi, et jamais la plaisanterie ne va plus loin que l'on ne veut.
A propos d'attention, j'en ai découvert aujourd'hui une jolie de Voltaire, dont mlle Dubois m'avait tenu le cas secret: son valet de chambre demande très souvent si je n'ai besoin de rien de chez lui: il a ordonné à tous ses gens de me servir comme lui même, aussi je ne savais pourquoi ses deux laquais me servaient si bien, car je ne suis servie que par eux. Il a ordonné jusques à sa ménagère de s'informer si elle ne pourrait pas m'être utile. Voilà, mon cher ami, jusqu'où vont toutes les prévenances et les soins de ton idole, juge donc si l'on peut trop l'aimer! . . . . Cependant comme il ne met jamais de bornes à tout ce qu'il fait de bien, il serait possible qu'il y eût encore une infinité de jolies petites choses que je ne susse pas, mais desquelles je ne lui tiendrai pas moins bon compte. Tout ceci me mène naturellement à te dire comment il est servi: son valet de chambre ne quitte point sa chaise à table; et ses laquais lui remettent ce qui lui est nécessaire, comme les pages aux gentilshommes du roi; mais tout cela est fait sans aucun air de faste: tant il est vrai que les bons esprits savent en toute occasion conserver la dignité qui leur convient, sans avoir le ridicule d'y mettre jamais de l'affectation. Il a une façon plaisante d'ordonner qui tient aux bonnes grâces de ses manières: il ajoute toujours en riant: 'et qu'on ait bien soin de madame!' Enfin, j'ai songé à minuit que tu entendais la messe bien froidement, et que moi j'étais bien à mon aise. Je crois que c'est dans la lettre perdue que je te mandais, qu'en ouvrant la porte de la chambre de Voltaire, on voyait dire la messe; c'est de là qu'on l'entend. Il nous a conté qu'il était cette nuit dans son lit à réciter les litanies de la sainte vierge, par pénitence, parce que, disait il, quoiqu'il ne soit pas le saint esprit, il aime mieux avoir affaire avec elle. Enfin on l'a entouré d'un paravent, à cause du froid de la porte, et nous avons entendu l'office divin.
Bonsoir, mon Panpichon, je ne saurais plus te dire que des amitiés, et jamais je n'en puis dire autant que j'en pense!
Vois encore ce vilain avocat, je t'en prie; je veux bien qu'il ne me fasse point de réponse, mais fais lui lire ma lettre, et mande moi comment va mon affaire. Ah! le sot homme! vous verrez qu'il sera peut-être aussi embarrassé cette fois-ci que l'autre; qu'importe, il faut que tu lui parles. Adieu.
Les lois sont à la société ce que la vie est au corps humain. Ceux qui connaissent l'anatomie savent que les os, les nerfs, la peau et les autres parties du corps, qui affectent le plus nos sens, et qui nous paraissent les plus considérables, ne sont pas ce qui conserve notre vie, mais qu'elle dépend de linéaments déliés dont le vulgaire ne soupçonne pas même l'existence. De même ceux qui étudient l'anatomie de l'esprit humain, s'il est permis de s'exprimer ainsi, et qui, dans cette recherche, n'ont aucun égard aux préjugés de l'éducation, savent que ce n'est pas le bon naturel, la pitié, ni les autres qualités aimables qui rendent les hommes sociables, mais les vices qui échauffent la bile des prédicateurs; c'est ce que j'ai tâché de développer dans l'ouvrage suivant.
Ce livre essuya bien des contradictions quand il parut; quelques uns se méprenant aux desseins de l'auteur, en voulant l'empoisonner, écrivirent que c'était la satire de la vertu et l'éloge du vice. Cette calomnie m'a fait prendre le parti d'instruire le public des vues que je me suis proposées en l'écrivant.
Mon principal but a été de faire voir combien l'innocence et les vertus du prétendu âge d'or sont incompatibles avec les richesses et la puissance d'un grand état, et de montrer l'inconséquence de ceux qui, jouissant avec un plaisir extrême des commodités de la vie, et de tous les avantages dont on ne peut jouir que dans un état puissant, ne cessent cependant de déclamer contre les inconvénients qui en sont inséparables.
J'ai voulu montrer aussi dans ce que j'ai dit des différentes professions, combien les ingrédients qui composent une société puissante, sont pour la plupart méprisables et vils, et faire voir l'habileté des législateurs qui ont construit une machine si admirable de matériaux si abjects, et qui ont trouvé le moyen de faire servir au bonheur de la société les vices de ses différents membres.
Enfin ayant fait voir les inconvénients auxquels serait nécessairement exposée une nation dans laquelle les vices seraient inconnus, et dont tous les particuliers seraient pleins d'honnêteté, d'innocence, et de toutes sortes de vertus; je démontre que si les hommes cessaient d'être ce qu'on appelle vicieux, si l'on pouvait guérir la nature humaine de tous ses défauts et de toutes ses faiblesses, aucun des grands empires, ou des sociétés polies et florissantes dont les histoires nous parlent, et que nous voyons de nos jours, n'auraient pu subsister.
Voilà quelques traits de la préface de l'auteur. Après avoir parlé du vol, il dit:
Ainsi, quoiqu'il soit vrai que celui qui vole le trésor d'un avare, fait un bien aussi réel à la société, en mettant dans le commerce un argent qui était mort, qu'un évêque qui donne l'aumône; cependant le repos et la justice de cette même société exigent que le premier soit pendu.
Il dit ailleurs:
Tout se lie l'un à l'autre, tout a des ressorts infinis, le peuple n'aperçoit qu'un chaînon de cette grande chaîne qui entoure le tout, mais ceux qui considèrent les choses avec une vue moins bornée, voient le bien sortir des racines du mal aussi naturellement que les poulets viennent des Œufs.
Voilà tout ce que j'ai eu le temps de transcrire, mon cher ami, mais c'est le secret des secrets; j'aurais bien voulu te transcrire aussi la préface du traducteur, mais il n'y a pas eu moyen; elle est effectivement admirable. J'ai entendu dire hier en chorus que les Lettres persanes étaient puériles: 'C'est du fretin, c'est un piètre livre'. Dis cela au docteur, je t'en prie. Je ne saurais encore savoir pourquoi, mais je tâcherai de démêler cela un peu plus tard.
La paix règne en ces lieux depuis plusieurs jours! Tu vois si je suis hardie pour t'amuser.