1738-12-22, de Françoise Paule Huguet de Graffigny à François Antoine Devaux.
Je viens d'expédier le soin de mon empire,
Et le reste du jour sera tout à Zaïre.

Voici le commentaire, mon cher ami, c'est que j'avais cinq ou six lettres à écrire; j'ai commencé par les expédier, parce que voilà plusieurs ordinaires que tu me joues le tour de m'empêcher de les écrire. Je vais parler à toi sans inquiétude, tant que terre me portera.

Tu es surpris de ne pas trouver de dimanche dans ma date; c'est que, comme je te l'ai déjà marqué, l'on ne court pas deux lièvres à la fois. Tu ne t'attends pas que j'aie joué hier la comédie, cela est pourtant vrai. Je vis avant-hier que Voltaire désirait fort de voir jouer sa bouffonnerie; je m'aperçus également que la belle dame avait grande envie de voir jouer sa fille, que l'on renvoyait aujourd'hui; je vis aussi qu'en me donnant un peu de peine la pièce irait: je fis alors venir les enfants hier matin; je les recordai tant, je me démenai tant à la répétition que nous fîmes après leur dîner, qu'enfin nous avons joué. Le seigneur châtelain débitait son rôle sur un pupitre, et la pièce a été passablement représentée. J'ai eu beaucoup de louange pour mon chétif rôle; et cela a mis Voltaire en goût de m'en faire jouer de meilleurs: on parle de Mérope, peut-être en viendrons nous à bout; nous verrons. Tu penses bien que cela a pris ma journée tout entière. Après la comédie, nous dansâmes sur le théâtre, et je dansai: tout cela est bien gai.

Voici le reste de la journée: après souper, à propos de bottes, la belle dame me demanda si j'avais eu des enfants; et bref, voilà que de questions en questions, me défendant toujours, on m'a fait conter l'histoire de ma vie qu'ils ignoraient totalement. Ah! quel bon cŒur! la belle dame riait pour s'empêcher de pleurer; mais Voltaire, l'humain Voltaire fondait en larmes, car il n'a pas honte de paraître sensible: je faisais comme la belle dame moi, je voulais me taire; mais il n'y avait pas moyen; on me pressait toujours de continuer: madame Dorsin faisait aussi comme Voltaire; enfin, ils ont été si touchés, que mes efforts ont été inutiles, j'ai pleuré aussi. Sais tu ce qui les a le plus frappés? c'est le trait de Villeneuve que je n'ai pas nommé, et dont je n'ai parlé que par hasard, à cause qu'il se récriait à tout moment: 'Comment! aucun ami ne vous était bon à rien?' Je n'ai presque rien circonstancié, car je souffrais de la peine que je leur faisais, et des efforts que je faisais moi même pour ne point brailler. Leurs réflexions sur mon sort ont duré jusqu'à plus de deux heures. La grosse dame qui se couche ordinairement à onze heures, est restée; elle s'en est allée un peu après que j'ai eu fini de conter: je l'ai retrouvée en remontant qui m'attendait, parce qu'elle avait pensé que si je me couchais le cŒur gros, je ne dormirais pas. Elle m'a parlé comme la bonté parlerait en personne; elle m'a consolée, elle m'a dissipée, et enfin elle ne m'a quittée qu'à trois heures passées. Je parie que tu pleures de joie, mon cher ami, de me voir avec des cŒurs si compatissants! Cette bonne dame ne savait que me dire pour me caresser. Elle souhaitait vingt mille livres de rente à son fils pour me le donner demain. Elle m'offre d'aller demeurer avec elle, si je ne vais pas à Paris; enfin ce sont des amitiés uniques. Je n'ai pas dormi de cette belle histoire, ni le pauvre Voltaire non plus; il m'a paru ce matin presqu'aussi touché qu'il l'était hier. Ah! quelle âme! . . . . La belle dame dit moins, mais en mesurant ce qu'elle dit, elle a aussi son caractère: on en est bien content. Cette scène m'a bien renouvelé le bonheur qu'il y a d'être avec des gens qui pensent, car je le sens avec attendrissement; j'ai été trop remuée par leurs réflexions pour que je ne m'en sente pas aujourd'hui . . . . Je suis toute brouillée, et peut-être ne te parlerai je pas encore de tes vers; tu me le pardonneras, mon ami, n'est ce pas? cependant, si je puis, je le ferai. La poste me mettra peut-être de bonne humeur, c'est toujours là ma boussole: en attendant, je vais te conter ce que je sais.

M. Algarotti, fâché, outré de la traduction du Castera, a voulu faire arrêter les exemplaires; il faut te dire que cette traduction est pleine de notes contre l'auteur, cela fait bien du bruit dans la république des lettres, d'autant que la traduction est faite sous les yeux de m. de Fontenelle, qui est toujours opposé à m. Algarotti. Enfin le Castera a été si furieux des plaintes de son auteur, qu'il veut se battre avec lui; notez qu'il n'est plus abbé, et qu'on croit qu'ils se battront: c'est m. de Maupertuis qui mande tous ces détails. Il vient toujours au commencement de janvier. Ce matin, Voltaire nous a lu ce qu'il appelle le grand Boursouffle; c'est une pièce en trois actes, écrite d'un naturel charmant. Il l'aurait donnée, si Lachaussée n'avait pas fait le Préjugé: il y a dans celle de Voltaire pour épisode, une femme méprisée de son mari qu'elle adore; je la jouerai. Ah! que je la jouerai bien! Justement voilà la poste qui arrive, et dans cinq lettres, celle de Desmarets n'y est pas; pourtant je ne laisse pas d'y répondre, c'est à dire à ce que tu me mandes. Je trouve le marché qu'on lui propose préférable à tout autre, d'abord par les raisons que tu me dis, et par une de plus que je lui ai mandée. Je sais bien qu'il s'accommode de tout, mais il lui en coûterait trop de plier sous m. de Beauvau, dont la morgue est montée au plus haut point. Il vaut mieux gouverner un sot que d'être gouverné par un homme d'esprit impérieux: du moins ne saurais je m'imaginer que Desmarets puisse être heureux dans ce régiment, où il ne pourrait prétendre à la majorité; et s'il fait le marché de celui de Dudicourt, c'est un pas qu'il faut qu'il se ménage. Tu peux toujours lui dire cela, car je ne lui écris pas; tu ne lui diras pas, si tu veux, je t'en laisse le maître: d'ailleurs, peut-être que mon avis ne lui importe guère; je lui ai souvent entendu dire que peutêtre ce ne serait rien; mais je voudrais bien pouvoir dire, de mes propres yeux vu. Je n'ai pas ri, mon ami, parce que je ne ris pas aujourd'hui.

Je te remercie, mon cher Panpan, des nouvelles de ta santé, j'aime ta confiance; c'est de l'amitié tout cela, et de la vraie. Tu ne serais pas le premier qui aurait guéri un mal de poitrine avec des cornichons, cela est excellent pour les glaireux. Mais, mon dieu! que ces drôles là voient donc s'ils viendront ou s'ils ne viendront pas, je suis lasse de répondre tous les jours de poste, je n'en sais rien; qu'ils fixent un temps et qu'ils tiennent parole, ou qu'ils disent qu'ils ne le peuvent pas. On va encore me tourmenter ce soir, et je dirai toujours que je n'en sais rien; c'est vraiment désagréable.

Je vais écrire à mme Babaud, quoique je sois excédée. Ce n'est pas la faute de ta lettre, si je ne repasse pas tes vers ce soir, mais je ne le pourrais, pardonne le moi.

Je ne suis pas étonnée que ton père ait l'article de Léopold; Voltaire l'avait envoyé à Madame royale, pour savoir si elle en était contente, elle dit: coussi! coussi!et trouva très mauvais le petit état. Je t'ai, je crois, mandé que j'écrivais à la Grandville: je ne sais, mais j'ai bien peur que son dadais n'ait quelqu'affaire dans ce corps là. Il est vain, ignorant pour la cavalerie, les autres sont glorieux, et ont la tête chaude; enfin cela ne me présage rien de bon. Je savais quelque chose des comptes de François, mais il me les a mandés si brouillés, que je lui ai demandé une autre explication; j'étais alors à Demange, et je n'ai pas encore la réponse. J'ai un billet de Toussaint sur cela. A propos de cela, la grosse dame m'assure bien que l'on ne s'en tiendra pas à l'intérêt que l'on prend à moi: 'Vous verrez, vous verrez', dit elle, 'je suis enchantée que vous ayez conté cela; vous verrez: nous verrons!'

Tavannes me mande que l'on bat la moutarde de Lolotte, et qu'elle est accouchée d'une fille. Fanchon me mande qu'il est arrivé des lettres foudroyantes à la belle sur cette aventure, et qu'elle en est désolée; elle me mande aussi que Tutu est plus enfumée que les deux autres; enfin elle me mande que le conseil suprême de Madame royale a décidé que m. de Spada ne pouvait aller complimenter la reine de Sardaigne sur son fils, à cause de l'aventure de Lolotte, et que cela était honteux. C'est m. de Mouchi qui y va; il mène avec lui le petit Henri.

Adieu, cher ami, voilà bien du papier de reste, mais je suis accablée et n'ai plus que ce qu'il me faut de courage pour écrire à . . . .

Va, va! je te pardonne ton mauvais papier en faveur de la rame, et suis enchantée de te savoir si bien en provisions; mais plus d'enveloppe donc, ni plus de lieutenant-général. Je suis bien fâchée que ma lettre soit toujours égarée; j'espère que c'est le postillon d'ici qui l'a perdue dans la boue, comme cela lui est, dit on, déjà arrivé, parce que je ne l'avais pas mise dans le paquet de la dame; il vient d'en perdre une de m. du Châtelet qui l'a fort fâché. Bonsoir, mes chers amis, je vous aime tous à la folie.