Cirey [c. 20 January-8 February 1739]
Jusqu'ici, mon cher ami, je n'ai osé laisser sortir de ma tête l'aventure affreuse, l'aventure effroyable qui m'est arrivée.
J'étais si mal que je craignais de mourir et de laisser par écrit une chose que je voudrais me cacher à moi même; et cependant je sens que je ne l'oublierai de ma vie. Je me porte mieux maintenant, Desmarets doit venir, je lui donnerai ma lettre pour la mettre à la poste, à Paris, ou je la confierai à l'intendant qui éprouve comme moi la mauvaise foi des gens d'ici, et qui a des voies détournées pour faire venir ses lettres. Ah! la malheureuse, que de mal elle m'a fait! . . .
Le 29 décembre, la poste étant arrivée, on me dit qu'il n'y a point de lettres pour moi. Le souper se passa comme à l'ordinaire, sans beaucoup parler, et sans que je visse rien qui pût me présager l'orage que l'on me préparait. Je me retirai donc tranquillement dans ma chambre pour cacheter une lettre que je vous avais écrite; c'était celle des fétus. Une demi-heure après que je fus arrivée, j'y vois entrer . . . vous devinez bien qui . . . . Je suis extrêmement surprise, car il n'y venait jamais; mais je le fus bien davantage quand il m'eut dit qu'il était perdu; que sa vie était entre mes mains. 'Eh! mon dieu! comment cela', lui dis je? 'Comment? C'est', dit il, 'qu'il y a cent copies qui courent d'un chant de la Jeanne. Je pars à l'instant; je me sauve en Hollande, au bout du monde . . . je ne sais où . . . . M. du Châtelet va partir pour Lunéville. Il faut que vous écriviez de suite à Panpan, pour qu'il aide à retirer toutes ces copies; est il assez honnête homme pour le faire?' J'assurai de la meilleure foi du monde que vous rendriez tous les services que vous pourriez. 'Eh bien! écrivez vite d'abondance de cœur', me dit il. 'Ah! je vais le faire; je suis charmée de saisir cette occasion pour vous montrer tout mon zèle.' Cependant je dis que cela m'affligeait beaucoup qu'une pareille chose arrivât pendant que j'étais ici. Il se lève furieux et me dit: 'Point de tortillage, madame, c'est vous qui l'avez envoyé.' A ces paroles je tombe des nues . . . . Je l'assure que je n'en ai jamais lu ni écrit un vers; il me dit que si. Il me soutient que c'est vous qui le débitez, et que vous dites que c'est moi qui vous l'ai envoyé. La tête alors me saute, et je vois écrit dans mon étoile que quelqu'une des cent mille personnes à qui il a montré ce poème en aura retenu un chant, et qu'il courra pendant que je suis ici sans que je puisse m'en justifier. Hélas! j'étais au désespoir d'une circonstance aussi fâcheuse; je soutenais, avec l'accent de la vérité, mais toujours avec une vivacité étourdissante, que ce n'était pas moi. Il me soutenait à son tour que vous l'aviez lu à Desmarets, chez une dame; que vous en donniez des copies à tout le monde, et que madame du Châtelet en avait la preuve dans sa poche. Que dire? O mon ami, j'étais consternée! . . . Vous jugez bien que je n'entendais rien à tout cela, et que je ne devais rien y entendre, mais je n'en étais pas moins effrayée. Enfin, il me dit: 'Allons, allons, écrivez qu'on vous renvoie l'original et les copies'. Je me mis à écrire; et, comme je ne pouvais pas vous demander ce que je ne vous avais point envoyé, je vous priais de vous informer de cela, et de me mander ce que vous en auriez appris. Il lut ma lettre, et en me la rejetant: 'Eh fi! madame, il faut de la bonne foi, quand il y va de la vie d'un pauvre malheureux comme moi'. Sur cela ses cris redoublent; il dit qu'il est perdu; que je ne veux pas réparer le mal que je lui ai fait. Plus je parlais, moins je le persuadais; je pris le parti de me taire. Cette scène affreuse dura pour le moins une heure, mais ce n'était encore rien; il était réservé à la dame d'y mettre le comble. Elle arriva, comme une furie, jetant les hauts cris et me disant à peu près les mêmes choses, et moi gardant le même silence. Alors elle tira une lettre de sa poche, et me la fourrant presque dans le nez: 'Voilà', dit elle, 'voilà la preuve de votre infamie; vous êtes la plus indigne des créatures; vous êtes un monstre que j'ai retiré chez moi, non pas par amitié, car je n'en eus jamais; mais parce que vous ne saviez où aller; et vous avez l'infamie de me trahir! de m'assassiner! de voler dans mon bureau un ouvrage pour en tirer copie! . . . .' Ah! mon pauvre ami, où étais tu? . . . La foudre qui tombe aux pieds du solitaire tranquille le bouleverse moins que moi . . . . Voilà ce qui m'est resté du torrent d'injures qu'elle m'a dites; car j'étais si éperdue, qu'alors je cessais de voir et d'entendre. Mais elle en dit bien davantage, et sans Voltaire elle m'eût souffletée . . . . A tout cela je répondis seulement: 'Ah! taisez vous, madame; je suis trop malheureuse pour que vous me traitiez aussi indignement!' Voltaire, à ces mots, la prit de suite à travers le corps et l'arracha d'auprès de moi, car elle me disait tout cela dans le nez et avec des gestes dont j'attendais les coups à chaque instant. Quand elle fut arrachée d'auprès de moi, elle allait et venait dans la chambre, en criant et en faisant toujours des exclamations sur mon infamie. Notez que tout cela fut dit de façon que Dubois, qui était à deux chambres de là, entendit tout. Pour moi je fus longtemps sans pouvoir prononcer un seul mot; je n'étais ni morte ni vivante. Enfin, je demandai cette lettre, on me cria que je ne l'aurais pas. 'Au moins montrez moi', lui dis je, 'ce qu'il y a de si fort contre moi', et je vis cette malheureuse phrase: 'Le chant de Jeanne est charmant'. Aussitôt cela me rappela le vrai à quoi je n'avais pas pensé d'abord; je dis alors ce que c'était et ce que je vous avais écrit de l'impression que m'avait faite la lecture du chant de Jeanne que j'avais entendu. Je le dis à sa louange, dès le premier moment, Voltaire me crut et me demanda aussitôt pardon.
On m'expliqua alors la chose comme elle s'était passée. On me dit que vous aviez lu ma lettre à Desmarets devant un homme qui l'avait écrit à m. du Châtelet; et que voyant cela, on avait ouvert votre lettre qui l'avait confirmé. Cette scène dura jusqu'à cinq heures du matin.
La mégère ne voulait pas en revenir. Le pauvre Voltaire lui parla longtemps en anglais sans rien gagner; puis il la tirailla pour l'obliger à me dire qu'elle le croyait, et qu'elle était fâchée de ce qu'elle m'avait dit. On me fit écrire pour que vous me renvoyiez ma lettre, afin de me justifier entièrement. J'écrivis avec une peine extrême; je leur donnai ma lettre et ils s'en allèrent: mais les convulsions et les tremblements ne m'ont quittée que longtemps après qu'ils ont été sortis.
La grosse dame était entrée au bruit, mais elle s'était sauvée; je ne la revis qu'une heure après qu'ils furent sortis. Elle me trouva vomissant et dans un état affreux, car les réflexions redoublaient ma douleur. Elle redescendit à l'instant; et, un moment après, elle me rapporta ma lettre, en me disant qu'on s'en fiait à ce que j'avais dit, et qu'il était inutile d'écrire. Dieu! dans quel état je me trouvais! . . . Je passai mon temps jusqu'à midi à me désespérer, et vous n'en serez pas surpris, si vous envisagez la situation où j'étais: sans chez moi, sans argent et insultée dans une maison d'où je ne pouvais m'éloigner. Madame de***était à Commercy; n'ayant pas un sou pour me faire conduire dans le premier village, où j'aurais été mieux couchée sur la paille que dans une chambre que je ne pouvais plus voir qu'avec horreur! . . . Que devenir? ô mon Panpan! . . . La bonne dame était celle qui me marquait quelque humanité; mais, comme elle croyait encore que j'avais écrit ce maudit chant, et qu'elle est toute à la maison, elle ne me consolait que très froidement. Enfin, le bon Voltaire vint à midi; il parut fâché jusqu'aux larmes de l'état où il me vit; il me fit de vives excuses; il me demanda beaucoup de pardons, et j'eus l'occasion de voir toute la sensibilité de son âme: il me fit donner ma parole que je ne redemanderais pas la fatale lettre, et je la donnai.
A cinq heures du soir, m. du Châtelet vint avec un air contrit, et me dit en douceur qu'il me conseillait de faire venir ma lettre, non pas qu'ils ne me crussent, mais que c'était pour les confondre. Je lui objectai que j'avais donné ma parole de n'en rien faire, et que je craignais, comme je ne doutais pas qu'on n'ouvrît mes lettres, qu'on ne m'en fît un crime; d'ailleurs j'étais si troublée et si hébétée, que je disais vraiement tout cela de bonne foi. Néanmoins, il insista tant et me persuada si bien qu'il ferait passer ma lettre, qu'enfin je lui promis d'écrire. Une heure de réflexion me fit voir la grossièreté de cette finesse; mais il me fallut une heure, car je n'avais plus la faculté de penser. Je passai trois jours et trois nuits à fondre en larmes.
Ah! j'oubliais que le même soir, sur les huit heures, la mégère vint avec toute sa suite; et, après une courte révérence et d'un ton fort sec, me dit: 'Madame, je suis fâchée de ce qui s'est passé cette nuit'. Et puis elle parla d'autre chose, avec la grosse dame et son mari, aussi tranquillement que quelqu'un qui sort de son lit.
Faisons maintenant quelques réflexions sur cette aventure, car il y a de quoi s'étendre. D'abord, pour que je sois persécutée partout, il faut, mon ami, que vous ayez l'indiscrétion de parler d'ici, malgré les défenses les plus expresses que je vous ai faites; il faut que ce soit devant le seul homme qui ait correspondance ici, car je soupçonne que ce ne peut être que Jeaunoy, l'avocat, qui s'est trouvé chez madame de G . . . . Il faut que le jour de Noël vous dormiez tout le jour, car naturellement c'était ce jour là que vous deviez me faire réponse, mais vous la remettez au jour suivant, afin qu'elle arrive plus sûrement avec celle de ce vilain homme; il faut que, dans cette lettre, vous ne parliez pas français, puisque vous auriez dû dire le plan de Jeanne est charmant et non le chant; il faut que, dans cette malheureuse lettre, vous me parliez presque généralement de tout ce que je vous ai déjà écrit dans mes précédentes, et même que vous m'y disiez des choses qui me fâchent encore plus que tout cela: enfin, si vous avez voulu faire une récapitulation de tous nos petits secrets, je vous en fais mon compliment; vous avez réussi. Je vous prie actuellement de considérer l'arrangement de tout cela, et de me dire si j'ai tort de sentir que mon étoile est une chose surprenante! et cela dans le temps où je comptais être le plus en repos; je ne dis pas avoir du plaisir, car, hors les cinq ou six jours où le frère a été ici, c'est l'endroit du monde le moins divertissant; mais comme j'aime à être seule, et que jusque là on m'avait donné des choses agréables à lire, je menais une vie tranquille que j'aime de préférence.
Hélas! elle n'a pas duré trois semaines; depuis ce temps, j'ai été en enfer; toujours malade, et ne sortant de ma chambre qu'à neuf heures du soir; encore quand je pouvais sortir; n'ayant pas la force de lire, et n'ayant que des livres qui ne me plaisent point. Ils font venir toutes les nouveautés, mais c'est pour eux seuls; ils n'en prêtent à personne: on ne m'a plus rien montré. Les soupers se passaient sur les épines sans ouvrir la bouche; la mégère me jetant de temps en temps des regards de fureur: la grosse dame et moi nous remontions dans nos chambres en sortant de table. Elle m'a tenu compagnie autant qu'elle a pu; elle a de l'esprit, mais elle est un peu sèche et trop fine pour moi: d'ailleurs, elle est leur amie; ainsi c'était un espion plutôt qu'une compagnie. Cependant, je n'oublierai jamais les soins qu'elle m'a rendus, parce que je sens qu'elle n'y était point obligée. Je n'avais avec elle que la satisfaction de crier contre mes lettres ouvertes, et d'en dire naturellement tout ce que j'en pensais, afin que ça leur fût redit. Cela n'a rien fait: jusqu'au jour qu'on reçut la lettre que vous m'avez envoyée, le même ton a continué. Elle n'avait pas ouvert celle où vous me mandiez à part que vous me l'envoyiez. La grosse dame vint faire l'entendue, en disant qu'elle avait fondu la cloche avec la mégère, et qu'elle n'était si sèche que parce qu'elle était embarrassée de ce qui s'était passé; qu'elle l'avait rassurée sur ma façon de penser; et que si je voulais avoir une petite explication, tout irait bien. Je descendis alors; et pour le coup, elle me fit des excuses plus étendues, mais toujours fort sèches; et me dit que son froid venait de l'embarras qu'elle avait d'une scène aussi vive; mais que si je voulais y contribuer, les choses reprendraient leur train ordinaire: je répondis non ce que je pensais, mais ce que la situation des choses exigeait, et j'eus une sorte de plaisir à sentir que je n'étais pas sa dupe pour ce moment; puisqu'elle voulait se parer d'un retour gratuit, tandis que je savais positivement, par la lettre que je venais de recevoir, que c'était celle qu'elle avait reçue qui l'avait déterminée; mais aussi j'étais plus tranquille, parce que je jugeais à cette mine que l'on n'était pas mécontent de ma lettre. On ne me l'a rendue que huit jours après: on a voulu me persuader avant que l'on était revenu de bonne foi et sans preuve.
Puisque j'en suis à cette lettre, il faut que je vous dise la peine qu'elle m'a faite et le tort que vous avez eu. Je vous avais mandé la première fois que je vous l'ai demandée d'effacer les choses qui pouvaient être des secrets entre nous; je ne pouvais, ce me semble, m'expliquer plus clairement, puisque l'on m'aurait fait un nouveau crime de manquer à la parole que j'avais donnée de ne vous instruire de rien. Vous aviez bien eu la finesse de dire que vous ne l'aviez point reçue, et que vous aviez même brûlé une partie de mes lettres, pour voir si je voudrais éluder de la faire venir. Pourquoi n'avez vous donc pas effacé les extraits de Molière? je les avais niés; vous ne le saviez pas, me direz vous; mais vous deviez bien voir qu'il n'était question que du chant de Jeanne: cependant, tout cela n'est encore rien, quoiqu'il soit bien fâcheux d'être confondue.
Ce que je ne puis vous pardonner, c'est de n'avoir point effacé au bas de la page quatre ou cinq lignes dans lesquelles je vous faisais entendre qu'il n'y avait pas d'apparence que je pusse espérer quelque arrangement à cause de leur prochain voyage, et où je mettais, en propres termes, que je bavardais avec la grosse dame pour voir ce que cela pourrait devenir. Avouez que de toutes les mortifications que j'ai essuyées celle-ci est la plus sensible: c'est ce qui a occasionné l'humeur que j'ai eue contre vous. Que vous ayez parlé de Jeanne, je ne saurais vous en faire un crime, quelque peine qui m'en arrive; ce pouvait être tout au plus une indiscrétion à l'égard du secret général que je vous avais si expressément recommandé de garder; mais livrer les desseins de votre amie aux gens mêmes qu'ils concernent et qui sont devenus ses ennemis, voilà, mon ami, ce que je ne puis comprendre! . . . . Et quels desseins! grand dieu! les plus mortifiants, les plus humiliants, et tout cela de sang-froid; hélas! je vous l'avoue dans ma douleur, quelque tournure que j'y puisse donner, je vous trouve inexcusable. Ne croyez pas pourtant que j'en garde rancune, c'est peut-être la seule occasion de ma vie où mon amitié a le droit des rois, de pardonner sans raison; et je suis trop heureuse de l'employer. Ainsi, mon cher ami, soyez sûr que les choses sont comme non avenues; que je vous aime comme devant, et que je ne vous en reparlerai de ma vie; que votre tranquillité naisse de là, n'en parlons plus: en voilà pour jamais.
Cet article me détermina à ne point remontrer cette lettre, et je tirai de la douleur que cela me causa une fort bonne résolution. J'appelai la grosse dame. Je lui demandai si elle voulait la voir; elle dit fort que non; je la jetai au feu devant elle, en lui disant: Comme je ne puis douter à la mine que l'on me fait depuis huit jours, et d'après la date de la lettre, qu'on ne l'ait déjà lue, il est inutile d'en parler. D'ailleurs, comme on m'a défendu de la faire venir, on me ferait peut-être encore un crime de l'avoir fait, quoiqu'on ait été bien aise de l'avoir lue. La force de mon raisonnement et la vivacité avec laquelle je parlais l'étourdirent si fort, qu'elle n'eut pas le courage de me démentir, elle qui m'avait expressément recommandé de la faire venir aussi mystérieusement que m. du Châtelet, ne dit mot, et cela me fit plaisir; j'en tirai une induction encore plus sûre qu'on l'avait lue et qu'elle le savait, et je fus charmée de lui faire voir, et aux autres par elle, que je n'étais pas leur dupe.
Soit que l'on craignît un nouvel éclaircissement, ou que l'on fût désabusé de la sottise que ma timidité avait répandue sur mon visage et dans mes discours le jour de la scène et les suivants, ou soit que l'on eût conçu de l'inquiétude des discours que je tenais tous les jours à la grosse dame, entr'autres que l'on m'avait donné de bonnes armes, et que j'étais étonnée qu'on ne me ménageât pas davantage, puisque, si je contais l'aventure, je les accablerais de ridicule; soit l'une de ces raisons ou d'autres, depuis ce jour là, les attentions ont été bien plus fortes qu'elles ne l'étaient au commencement. Cette femme superbe, qui ne parle jamais, ne sait quels discours tenir pour m'amuser. On voulait me faire retourner au café, mais j'ai continué à dîner. Vous jugez bien que leur compagnie ne m'est guère agréable, puisque je n'y puis être à mon aise. D'ailleurs, les cachoteries ont continué jusqu'à aujourd'hui 30, où l'on a commencé à parler plus librement.
A propos de cela, je vais vous conter une scène après que je vous aurai dit autre chose qui m'y mènera. Je crois, autant que je puis asseoir quelque jugement sur des esprits aussi entortillés que celui d'Atis (c'est le nom que je mets à la place de Nicomède, parce qu'il est plus court); je crois, dis je, qu'Atis n'a point su et qu'il a entièrement ignoré la continuation des infidélités de mes lettres; il m'a paru revenir de bonne foi sur ma seule parole, et à l'instant même; il a pleuré plus d'une fois, me voyant si malade, en répétant sans cesse qu'il était bien malheureux d'être la cause de l'état où j'étais; il n'est pas entré une fois dans ma chambre sans me faire les excuses les plus humbles et les plus pathétiques. Il a redoublé ses soins pour que rien ne me manquât: il allait souvent jusqu'à dire: que Dorothée était une femme terrible, qui n'avait point de flexibilité dans le cœur, quoiqu'elle l'eût bon. Par parenthèse, elle n'est venue me voir que le premier jour dont je vous ai parlé; et moi sortant de table, allant jusqu'à son antichambre, où je m'évanouissais sans pouvoir aller plus loin, elle n'y est pas même venue une seule fois m'y trouver, de deux ou trois fois que cela m'est arrivé: quelle femme et quel cœur! Revenons. Enfin, j'ai tout lieu d'être contente des démonstrations d'Atis; j'en suis satisfaite.
Le reconnaîtriez vous à la tournure qu'il a donnée à cette lettre décachetée que l'on me fourrait dans le nez. Il a apparemment plus de vergogne que l'autre, car il n'a jamais voulu convenir qu'on l'ait ouverte de guet-apens, et voici comme il tourne finement cet accident. Il dit que la lettre qu'on écrivait au maître étant lue, Dorothée en fut si effrayée, que, de colère, elle jeta le paquet des autres lettres dans le feu; que la mienne tomba sur l'âtre presque ouverte de la secousse, et que voyant qu'on pouvait la lire, on l'avait lue; mais qu'il fallait pardonner un premier mouvement. Ne riez vous pas? Dubois, dirait elle mieux? Vous croyez bien que je n'ai jamais rien répondu à de pareilles vraisemblances; mais la honte qu'il a de cette lettre ouverte me fait croire qu'on lui a caché qu'on avait continué à les ouvrir. D'ailleurs, son ton a toujours été le même; il souffrait de la mine qu'on me faisait à table, et parlait souvent en anglais pour la faire changer. Cependant il n'osait plus me rien faire voir, ni même me parler de ses ouvrages. Un jour, qu'à son ordinaire, il vint un moment dans ma chambre, il me conta tout de suite le libelle que m. de Belac avait, et me dit qu'il y faisait une réponse, qu'il me la montrerait; mais que je gardasse bien le secret à cause de Dorothée: il ajouta qu'à peine il osait me voir. Effectivement, dès qu'il arrivait dans ma chambre, un laquais venait aussitôt l'appeler. Il n'est pas possible d'être plus épié qu'il ne l'est, et d'avoir moins de liberté. Souvent je l'entendais passer pour venir chez la bonne dame, ma voisine; mais à peine était il arrivé, qu'un émissaire venait à l'instant le chercher. Il faut, en vérité, que Dorothée ait ses gens à gages, pour savoir quand il sort de chez lui, car son appartement est fort éloigné du sien.
Enfin, voici la scène que je vous ai promis de vous conter: un jour des trois que ton géomètre de Grado a passés ici, Atis crut Dorothée occupée avec lui et m'envoya dire de descendre; et vite il me lit sa défense. Au beau milieu de sa période entre Dorothée, qui reste immobile sur la porte, pâle de colère et les yeux enflammés. Après un moment de silence et d'embarras de part et d'autre, elle me dit: 'Avec votre permission, madame, je veux parler à monsieur'. Je ne fis pas semblant de l'entendre et je restai. Atis prit la parole et lui dit: 'Hé bien! oui, je lis à madame ce que je fais.' Elle fit un effort pour se contraindre, et ne répondit que par des contradictions sur les choses qu'il avait mises dans cet écrit: la querelle s'engagea; elle devint vive; et ne pouvant plus se posséder, elle sortit de fureur . . . . Je voulus m'en aller, il me fit rester et continua de lire. (Comme il m'a dit aujourd'hui qu'il me la donnerait, vous la verrez, ainsi je ne vous en dis pas davantage.) Depuis cette scène la mine redoubla comme bien vous pensez, et le mystère fut en toutes choses. Enfin, il est venu au point que ces jours derniers je demandai des nouvelles de cet écrit à Atis, à cause qu'il disait qu'il passait les nuits au travail, et que quatre personnes copiaient pour lui. Il me répondit qu'il laissait là cet ouvrage; que peut-être il ne l'achèverait pas; puis il en parla comme d'une chose oubliée; mais à peine était il sorti de ma chambre, que le fils de la grosse dame qui copie nuit et jour pour eux, entra et me demanda si j'avais vu le mémoire depuis qu'il était corrigé? Je dis que non. 'Ah! vous le verrez', dit il, 'car nous sommes quatre à copier à présent'. Cela me divertit et je ne dis mot.
Une autre finesse, cousue de fil blanc, est celle-ci: il y a quatre ou cinq jours que j'ai écrit à mme Babaud, pour avoir un logement chez elle, comme je vous l'ai déjà mandé: j'envoyai ma lettre le soir à Dorothée pour qu'elle la fît partir le lendemain matin; mais je ne l'envoyai qu'après souper. Notez, en passant, que depuis cette affreuse scène, je ne descends que quand on a servi, et remonte aussitôt qu'on se lève de table, excepté depuis deux jours que l'on me fait rester, c'est-à-dire depuis que l'on sait que Desmarets viendra. Or donc, le jour de cette lettre, une heure après que je l'eus envoyée, je vois arriver Atis. Je fus bouleversée; car, comme il n'était jamais venu après souper que le jour de la scène, je crus que c'en était encore une nouvelle qu'il venait me faire. Mais son visage riant me remit bientôt, et le voilà qui se met à parler de la pluie et du beau temps; je lui demande ce qu'il vient faire, il ne me répond pas, et continue à dire des riens, mais des riens qui charment. Je l'interromps, et le presse de me le dire; alors, sans autres finesses, il commence une belle harangue pour m'exhorter à ne point aller sitôt à Paris; disant que l'on ne saurait ce que cela veut dire, surtout la duchesse, qui comptait que je resterais ici jusqu'au mois d'avril. Enfin, il finit par me presser de rester jusqu'à ce temps. Vraiment cette petite scène m'amusa beaucoup; je riais de bon cœur; je répondis, mais en Normande; puis il sortit. La grosse dame revint peu de temps après, j'eus le plaisir de lui bien dire que tout cela n'était guère fin, et que, quelque chose qu'ils fissent, ils ne pourraient parvenir à me faire oublier les torts qu'ils ont eus envers moi. Voilà ce qu'ils craignent, et pourquoi ils tâchent de m'adoucir, et je meurs de peur qu'ils n'aient pas envoyé ma lettre.
Je viens de relire ce taudis, cher Panpan, et je trouve mon pauvre esprit bien tombé. Hélas! il se ressent encore des infamies! Je ne sais si tu pourras lire et entendre cette rapsodie; il y a plus de douze jours que je l'ai commencée en écrivant un mot par-ci par-là: aussi cela est il bien mauvais. Je trouve que j'exprime bien mal tout ce que j'ai souffert, et quelque idée que tu te fasses sur cela, tu ne saurais, mon cher ami, en avoir une bien juste. Cependant jusqu'à ce que je parte, j'écrirai ici tout ce qui me reviendra. Par exemple, hier et aujourd'hui que l'on attend Desmarets, nous avons été rien que Dorothée et moi nous promener en calèche sur le chemin par où il doit venir. Elle a voulu être tête à tête apparemment pour me donner meilleure opinion de son âme par les discours qu'elle m'a tenus et l'intérêt qu'elle fait mine de prendre à ma situation. Mais elle a beau faire, elle ne me touche pas, et rien n'est plus amusant pour moi que ces têtes à têtes, dont le refrain est toujours: 'qu'est ce qu'on dira si je vais à Paris avant le départ de la duchesse qui n'aura lieu qu'au mois d'avril!' Je puis t'assurer qu'elle a plus parlé depuis trois jours, que je ne l'ai entendu parler en tout depuis deux mois. Elle se baigna hier exprès pour Desmarets, parceque cela amenait naturellement le souper aux bains, et l'illumination de ce petit appartement qui est effectivement divin. On voulait le lui faire voir dans son beau. Le souper fut augmenté aussi; enfin ils sont comme des gens qui commencent à sentir leur imprudence, qui craignent qu'on ne la répande dans le monde, et qui mettent tout en usage pour la faire oublier. Elle fut hier jusqu'à me dire qu'elle me donnerait un de ses ouvrages de métaphysique, en me demandant le secret, même pour Atis qui ne l'a jamais vu.
Puisque je parle d'ouvrages, je veux te dire comment ils travaillent. Elle passe toutes les nuits, presque sans exception jusqu'à cinq et sept heures du matin à travailler. Elle fait rester dans sa chambre le fils de la grosse dame, qui est un bon Israëlite, qu'elle emploie à copier ses ouvrages, et qui n'y entend pas un mot. Vous croyez, vous autres, qu'elle doit dormir jusqu'à trois heures de l'après-midi, point du tout; elle se lève à neuf ou dix heures du matin; et à six quand elle s'est couchée à quatre heures, ce qu'elle appelle se coucher au chant du coq. Bref, elle ne dort que deux heures par jour, et ne quitte son secrétaire dans les vingt-quatre heures que le temps du café, qui dure une heure, et le temps du souper et une heure après. Quelquefois elle mange un morceau à cinq heures du soir, mais sur son secrétaire et encore bien rarement.
D'un autre côté, quand Atis prend sur lui de quitter son travail un demi quart d'heure dans la journée pour faire sa visite, à moi et à la grosse dame, il ne s'assied point et dit que c'est une chose affreuse que le temps qu'on perd à parler; qu'on ne devrait pas perdre une minute; que la plus grande dépense que l'on puisse faire, est celle du temps. C'est là l'oraison des trente jours. On arrive pour souper, il est à son secrétaire, on a soupé à moitié quand il le quitte, et il faut l'arracher pour l'empêcher de s'y remettre en sortant de table. Il se bat les flancs pour dire quelques contes pendant le repas, et l'on voit que c'est par pure politesse, car son esprit est bien loin. Voilà le train depuis le départ du frère, notez qu'il n'a été que huit jours ici. Trouves tu cette vie amusante? Ah! ce n'était pas pour rien que je mandais au petit saint, vivent les sots! D'ailleurs, Atis est le plus malheureux homme du monde; il sait tout ce qu'il vaut et l'approbation lui est presque indifférente; mais par la même raison un mot de ses adversaires le met ce qui s'appelle au désespoir: c'est la seule chose qui l'occupe, et qui le noie dans l'amertume. Je ne puis vous donner l'idée de cette sottise, qu'en vous disant qu'elle est plus forte et plus misérable que son esprit n'est grand et étendu: joignez à cela qu'il a des vapeurs dont il ne veut pas entendre parler, que ses jalousies lui en donnent, dieu sait, et puis il se croit à la mort. Il se drogue sans cesse: il s'est fourré dans la tête qu'il ne fallait pas manger et il meurt de faim. Jugez du bonheur de ces gens que nous croyons avoir atteint à la félicité suprême! Les querelles que je vous ai mandées dans le commencement vont leur train, jugez encore! Cela me fait mal, parce que je sens le prix de toutes ses bonnes qualités, et que réellement il mérite d'être plus heureux; je voudrais bien pouvoir lui dire tout ce que j'en pense, mais entre l'arbre et l'écorce il ne faut pas mettre le doigt.
Je n'ai pas encore trouvé un moment pour t'écrire depuis l'autre jour, mon cher Panpan. On ne nous donne point de relâche; on croit bien nous amuser et l'on nous désespère. Atis est comme un enragé; il tourmente Dorothée au point de me faire pitié: c'est ce que je puis dire de plus fort, car tu penses bien que je ne l'aime pas. Depuis que la grosse dame est partie, elle m'a presque établie sa confidente: c'est un vrai fou que cet Atis. Je te conterai tout cela un jour: tant il y a que nous sommes très ennuyés. Le jour où je t'ai écrit que nous allions jouer la comédie, tout le monde était prêt à commencer; la poste arrive, il reçoit des lettres qui ne lui plaisent pas; il fait des cris affreux et tombe dans des espèces de convulsions; enfin, la Dorothée arrive dans ma chambre les yeux en larmes et gros comme le poing; elle me prie de ne point jouer et on ne toile point. Hier il a eu quelques bons intervalles; on a joué. Mon dieu, qu'il est bête, lui qui a tant d'esprit!
Je te croyais plus au fait de mon affaire, par tout ce que je t'en avais écrit, que tu ne me parais l'être par la lettre que m'a apportée le docteur. Il m'assure que tu ne lui as lu, ni parlé de Jeanne devant personne. Vraiment voilà quelque chose de bien étonnant; comment pouvais tu la lire, puisque je ne te l'ai point envoyée? Ah! mon Panpan! ta simplicité là dessus me paraît aussi surprenante que mon étoile. Je m'étais bien douté que la lettre qu'on prétendait avoir été écrite au seigneur châtelain était supposée, pour colorer l'impertinence d'avoir ouvert la tienne, et que ce n'était que sur ta phrase qu'était fondé le carillon qu'on m'a fait.
Mais pourquoi m'as tu toujours fait entendre que tu avais lâché des discours imprudents, et que c'était pour le bien des deux parties? Je n'entends pas encore cela; mais j'entends mieux l'amitié.
Cirey, ce dimanche gras
J'ai la tête si troublée de comédies, de mon voyage, et du tendre aveu que vient de me faire Desmarets, qu'il ne m'aime plus et qu'il ne veut plus m'aimer, que je suis comme ivre . . . . La contrainte que je me fais me coûte et le tracas m'étourdit. Ah! mon pauvre ami, que vais je devenir? . . . . Je n'ajouterai rien à cette lettre; si je respire à Paris, je t'écrirai plus sensément. Mon cœur, mon triste cœur, ne peut dans ce douloureux moment t'en dire davantage. Tu crois bien qu'avec la résolution que j'avais prise de n'avoir plus de querelles et de pousser la douceur jusqu'à l'oisonnerie, il ne fallait rien moins qu'un aveu aussi délibératif que celui là pour me désoler; mais comme c'est le millième et probablement le dernier, je m'en tiens là: et ce qui t'étonnera, c'est qu'il ne m'a point fait perdre ma résolution. Je l'ai reçu sans lui faire un seul reproche; je t'assure que j'en souffrirai seule, mais je n'en reviendrai pas; si j'en avais su autant, je n'aurais point été à Paris: tous les lieux me sont égaux, mais je suis trop avancée pour reculer. N'est il pas étonnant qu'il m'ait parlé de la sorte pour le peu qui lui en coûte à me rendre heureuse? . . . . Ne crois pas cependant que je me désespère; je commence à m'y faire, et j'espère qu'il m'en coûtera moins que jamais pour prendre mon parti. Adieu.