[13 February 1739]
Nous venons d'arriver à Provins, vous savez comment.
Je vais continuer le récit de nos occupations et de nos plaisirs de Cirey.
M'étant couché comme vous savez à sept heures du matin, il fallut me lever à dix pour aller chanter avec mme Du Châtelet un opéra qui dura jusqu'à une heure. Nous fûmes alors répéter Zaïre(et j'ai oublié de vous dire hier qu'après souper, nous avions fait une répétition des trois premiers actes, ce qui faisait en réalité trente-sept actes dans notre journée d'hier). Nous répétâmes donc Zaïre le mardi gras jusqu'à dix heures. Il y avait des accrocs à tout moment. M. de Voltaire nous chantait pouille. Après cette répétition les dames furent se friser et s'habiller à la Turque, ce qui dura jusqu'à neuf heures et demie. Nous commençâmes à cette heure notre représentation qui dura jusqu'à minuit et demi parce que Zaïre fut suivie de l'Esprit de contradiction.
L'on se mit à table un moment après et l'on soupa en gras sans faire attention qu'on attentait aux droits du mercredi des cendres.
Nous prîmes sur ce, congé de mme Du Châtelet et de toute la maison et nous partîmes hier à huit heures du matin. Remarquez que, tant d'opéras que comédies, nous avions joué le mardi dix-sept actes. Joignez les trente-quatre de la veille, cela fait quarante-quatre actes en quarante-huit heures. Jugez si nous avons perdu notre temps.
Notez que le samedi nous avions joué l'Esprit, le dimanche le comte de Boursoufle et l'Esprit de contradiction, sans compter le Petit Boursoufle qui est aussi en trois actes et que nous avions joué le vendredi, et encore maintes répétitions dont je ne me souviens pas et une infinité d'opéras.
Pour Zaïre, voici les rôles:
Madame Du Châtelet | Zaïre |
La Grosse | Lusignan |
La Grosse avec un voile | Fatime |
Voltaire | Orosmane |
Monsieur Du Châtelet | Nerestan |
Son fils | Corasmin |
Moi | Chatillon |
Voltaire ne sait pas son rôle, pas deux vers de suite, sans exagérer. Mme Du Châtelet joue à faire vomir, sans âme, tout sur le même ton et scandant les vers pied à pied.
M. Du Châtelet, à la lettre, n'a pas dit un vers qui en fût un et qu'il ne bégayât. On soufflait le rôle, mot à mot, au petit Corasmin; je jouai le papier à la main; tout le reste allait fort mal, Voltaire habillé comme un chiculet.
Et malgré cela, de ma vie je n'ai jamais tant pleuré à une tragédie parce que le peu qu'il jouait était divin. Il savait fort peu ou point son rôle; il était impatienté de ne le point savoir, et il s'en prit tout à coup à son valet de chambre qui était notre souffleur. Il imagina que c'était la faute de ce pauvre diable. Enfin, après l'avoir bien grondé de ce qu'il soufflait trop, du haut de la fierté ottomane, il lui cracha au nez avec fureur, et les acteurs et les spectateurs se mirent à rire aux éclats. Ce n'est pas une plaisanterie, ce que je vous dis là.
L'Enfant prodigue ne fut pas mieux représenté et pourtant on s'y attendrit beaucoup. De toutes les pièces que Voltaire a jouées avec nous, il n'a pas su une fois son rôle.
Me voici comme hier à rabâcher avec toi, pendant que ce vilain godaille, mais je suis un peu plus à mon aise qu'hier, car je suis dans un bon lit et, quoique rendue de fatigue, je veux dire mon mot.
Je te prie avant tout de remarquer cette tache jaune sur le papier. C'est une roupie dont m. le docteur t'a gratifié. Ensuite je veux te dire que j'ai fait vingt-quatre lieues aujourd'hui sans débrider, que je suis toute surprise de ma gentillesse.
Je ne me serais jamais crue capable de tant de force car la voiture du docteur est précisément le coche des Menechmes.
Je vais te faire une autre confidence encore. C'est que Dorothée se tuait en lorgnerie pour Desmarets et que cela allait le meilleur train du monde, au point que le dernier soir c'était sans ménagement, comme aurait fait une petite sotte sans expérience. Le bonhomme Voltaire en a été furieux; il a lâché des brocards à l'un et à l'autre, tant qu'il a pu. Pour moi je haussais les épaules; car les coquets et les coquettes ne valent que cela… Desmarets t'en dira les circonstances, car je ne peux plus écrire de sommeil que pour mettre mon approbation à tout ce qu'il va te raconter qui est vrai à la lettre et qu'il prétend que tu ne croirais pas si je ne l'affirmais. Je l'affirme donc. Cela est aussi vrai que j'ai envie de dormir et je ne sais point de plus grande vérité à moins que ce ne soit mon amitié pour toi qui l'emportera toujours sur toutes les autres, fussent elles géométriques.
Je continue. Je jouais donc dans Boursoufle un capitaine marin. J'ai gardé mon rôle et celui de la Grosse pour vous les montrer et vous donner une idée de cette pièce. Nous montâmes des vaudevilles à la fin dont j'ai fait la musique et je vous les enverrai une autre fois. Enfin je n'ai jamais passé de ma vie des jours si agréables que les six derniers que j'ai été à Cirey.
La jalousie que Voltaire avait prise à mon sujet puisque la Grosse vous le dit n'y a pas peu contribué. Mme Du Châtelet m'a fort pressé d'y revenir en retournant à Lunéville, et j'aimerais mieux être pendu que d'y manquer.
Je vais vous conter deux histoires arrivées à Voltaire avec des auteurs faméliques qui lui ont écrit. Le premier lui disait que comme un Voltaire n'écrit que pour la gloire et que d'un autre côté lui même a fait deux tragédies qui en produiraient beaucoup, il est prêt à les lui envoyer moyennant une somme d'argent. L'autre donne avis à Voltaire qu'il a fait un ouvrage contre les Lettres philosophiques, qui doit l'écraser et l'anéantir, qu'il a montré cet ouvrage à plusieurs de ses amis qui lui en ont dit beaucoup de bien, qu'il est cependant prêt à le supprimer, si Voltaire lui veut faire toucher incessamment cent écus dont il se trouve avoir besoin. Voltaire n'a pas entendu parler de l'ouvrage ni l'auteur des cent écus.
Voltaire va travailler pour moi un opéra qui aura pour titre les Titans; il est charmé et enthousiasmé de ce sujet. Il nous a lu son Samson dont les paroles sont aussi belles que celles d'Iphigénie. Il doit m'envoyer le premier acte des Titansà Paris si son affaire avec l'abbé Desfontaines lui en laisse le temps. Cette affaire l'occupe autant et dans le même goût que Kaissant est occupé de ses ennemis. Il nous a lu une épître admirable sur l'homme; une sur l'égalité des conditions et sur les plaisirs. De plus l'apologie de son Mondain, qui est charmante et qu'il nous a débitée dans l'appartement du bain pendant que mme Du Châtelet se baignait. Nous soupâmes ce jour là dans ce voluptueux appartement à deux heures après minuit; nous étions servis par ses femmes de chambre et elle l'était par son fils, qui, ce jour là, s'était déguisé en amour à cause du carnaval.
Voilà, mon cher Panpan, toute mon histoire de Cirey. Si je me souviens encore de quelque chose à Paris, je l'ajouterai, car cette lettre ne sera finie qu'à Paris.
Le désordre voluptueux qui règne dans cette maison me la fait considérer comme un paradis terrestre. L'aimable et la charmante vie! Je vous achèverai demain à Paris l'histoire de notre route…