1738-08-10, de Alexis Piron à Marie Thérèse Quénaudon.

Nous eûmes hier un plaisir que n'a jamais eu la France.
On exécuta, au concert de m. Duliz, une cantate dont, non seulement les paroles, mais même la musiqueétaient de m. Rousseau. L'assemblée était belle et nombreuse; et ce prince des poètes modernes fut déclaré, par une acclamation bien flatteuse, citoyen de la double colline et docteur in utroque. Le bruit en ira jusqu'à Cirey, et voilà de la besogne pour Voltaire. La moindre feuille de laurier ajoutée à la couronne d'autrui lui paraît, comme vous savez, un vol fait à la sienne, et lui fait mettre son bonnet de travers. Une pièce qui réussissait aux marionnettes, pendant le succès de sa Zaïre, lui donna la fièvre. Il rêvait toutes les nuits qu'il courait les rues sur un char de triomphe, assis à côté de Polichinelle. Les Suisses ne voulurent jamais tant de mal à Brioché qu'il en voulait au sieur Bertrand et à sa grande troupe de bois. Que ne sera ce pas aujourd'hui que, couronné par l'Académie des sciences, conjointement avec sa divine Emilie, il va rêver qu'il voit Rousseau assis sur le même char de triomphe, entre lui et sa dame Du Châtelet?

Rousseau, grand musicien! O rage! ô désespoir! C'est de quoi ne s'était pas encore avisé notre génie frivole et vaste. Adieu la poésie, l'histoire et la philosophie, et malheur à Lully et à Rousseau! Nous aurons dans un an, en vengeance de notre cantate, un opéra dont il aura fait les paroles et la musique. Je l'ai gagé. Ne me laissez pas perdre le pari. Ayez bien soin d'apprendre au charitable abbé Trublet la nouvelle que je vous écris, et reposons nous du reste sur le soin qu'il aura de piquer la jalousie de l'homme universel par des hyperboles. Vous savez mieux que moi, tout avare de louanges qu'il est, combien il loue quelqu'un volontiers quand cela peut en mortifier quelque autre. Souvenez vous des deux lettres de Voltaire que vous m'avez envoyée; et comme le bon abbé, en prenant malignement le parti de Desfontaines, occasionna la seconde de ces lettres où le pauvre diable est achevé de peindre.

Confiez lui donc au plus tôt les intérêts de ma gageure, en lui exaltant le succès du musicien Rousseau. Je suis à peine levé que je vous l'écris. Ne vous couchez pas sans avoir instruit l'abbé Trublet. Il ne dormira pas qu'il n'ait répandu la nouvelle partout, avec de plus grandes exagérations encore que les vôtres; et bientôt Voltaire averti, ni ne se couchera, ni ne dormira qu'il n'ait appris la musique et qu'il ne m'ait fait gagner ma gageure. Je vous retiens et vous promets déjà, en récompense, une loge pour le jour de la première représentation de son opéra; et croyez moi, je ne m'y prends pas de plus loin qu'il ne faut. Il fera mettre dans les gazettes qu'il apprend la musique, avant la première leçon, et de ce jour là la salle sera retenue pour les six premiers vendredis. Je ne doute pas non plus que madame Du Châtelet ne partage encore alors sa gloire. Elle aura fait la musique ou les paroles. La voilà associée à jamais aux travaux de cet Hercule poétique; et non comme la paresseuse Omphale qui, au lieu de se charger d'une massue comme son amant, lui fit prendre une quenouille. Diable! ceci va bien autrement, ma foi! Madame Du Châtelet a brûlé ses quenouilles; elle a pris les équerres et les compas de son chaste ami, et, comme je dis, elle y sera cette fois ci pour quelque corde de sa lyre et de son arc.

Voilà, ma chère amie, une lettre que je n'ai écrite que par ordre, et par conséquent qu'on voulait voir. On vient de la voir, et elle a réjoui. J'écrivais pour d'autres, j'écris pour vous maintenant. Votre chambre est donc bien belle! et celle du pauvre absent fera peur. N'aurai je rien des éclaboussures de votre rouge? Oh! bien! si je ne trouve ni plume ajoutée à mon lit, ni matelas renouvelé, ni plancher repeinturé, je sais bien ce que je ferai au milieu de votre chambre! Hélas! je me chatouille pour me faire rire. Ma chambre fût elle une écurie d'Augias, et moi avec vous égaré en lieux où une vache ne trouverait pas son veau . . . . Mais le levraut a beau jeu encore. Ah! b . . , nous l'attraperons. Tu as beau courir, brouter, faire tous tes tours. Le tour de broche viendra peut-être. Encore trois dimanches, et puis fouette, fouette, fouette!