1738-06-25, de R. à La Bibliothèque française.

Messieurs,

Vous êtes mieux instruits que personne, des démêlés de mrs Rousseau & Voltaire.
Votre journal pourra faire passer aux Saumaises futurs les pièces de leur procès, où ceux-ci pourront puiser des remarques sur leurs ouvrages. Voici encore un morceau qui, faut il espérer, sera le dernier. Mr Rousseau ayant publié au commencement de l'année 1738 une ode sur une paralysie dont il était attaqué, marqua à son libraire d'Amsterdam, qu'il lui feroit plaisir d'en faire remettre un Exemplaire de sa part à mr. de Voltaire, car, ajoutait il, quoique depuis les paroles qu'il vous a fait porter, j'aie pourtant reçu de sa part à diverses fois plusieurs complimens assez injurieux, je suis bien aise de lui donner l'exemple de Modération que je souhaitte de lui. Si cette démarche paroît trop humble de ma part, il est bon de vous dire que ce que j'en fais n'est point par humiliation, mais par une humilité convenable aux sentimens dont j'ai toujours fait profession, & que non seulement tout chrétien, mais tout homme qui pense de soi raisonnablement, ne sauroit trop pratiquer. C'est un extrait fidèle de la lettre de mr Rousseau que j'envoyai à mr de Voltaire avec l'ode, à la sollicitation du libraire. J'ai reçu en réponse la lettre que vous trouverez ci-jointe & que je vous communique, puisqu'elle me paraît avoir été écrite dans la vue qu'elle ne restât point parmi les autres lettres que j'ai de ce savant.

Permettez moi, mrs, de saisir cette occasion de donner à un ami, que je considère véritablement, une petite satisfaction, qui détruise l'idée qu'il s'est formée, que j'avais pris contre lui le parti de mr Rousseau. J'ai toujours admiré les talents de l'un & de l'autre, & je crois qu'on ne peut guère juger entre ces deux poètes: ils n'ont pas écrit dans le même genre, & chacun d'eux mérite de justes éloges dans celui où il a travaillé. Je suis même très persuadé que Rousseau estime infiniment Voltaire poète tragique, comme Voltaire estime Rousseau poète lyrique. Je partage de même entre eux mon admiration; mais j'ai toujours blâmé les personnalités, dont ils se sont servi dans leurs disputes, & je les ai entendu blâmer par tous les honnêtes gens. Rousseau pourraît être fils du cordonnier de Voltaire, & composer des odes dignes d'Horace & des cantates, dont il ne doit l'invention ni l'imitation à personne, & Voltaire pouvoir penser autrement que Rousseau sur la religion, & cependant enrichir la France d'un poème héroique, tel que son Parnasse n'en avait pas encore produit, & de tragédies qu'on a mises au dessus de plusieurs, qui jusqu'alors passaient pour des chefs-d'œuvres. Voilà de quelle manière je pensais de ces deux poètes, lorsque mr Rousseau m'écrivit la lettre que vous avez mise, dans ce temps là, dans votre journal & sur laquelle je marquai ce que je pensais de cette querelle. Mr de Voltaire a trouvé que je m'étais exprimé un peu vivement sur son sujet, & que je me déclarais trop pour mr Rousseau. Il m'en a parlé dans son dernier voyage de Hollande. Je me suis expliqué sur cela avec lui, & je lui ai promis une réparation aussi publique que ma lettre, s'il se croyait lésé, ainsi je proteste & je le prie d'être très persuadé, que je n'ai eu aucune intention d'attaquer ni son honneur ni sa probité; j'ai blâmé la manière dont il attaquait Rousseau, comme je blâme les invectives de Rousseau, où il tâche de rendre Voltaire odieux du côté de ses sentiments sur la religion. Je ne les regardais alors que comme poètes, comme auteurs, mais s'il fallait les mettre dans un certain point de vue, où on les considérât par rapport à la société, certainement je n'aurais pas la liberté de choisir, je serais invinciblement entraîné vers celui des deux qui a toujours eu de son côté les suffrages de tous les honnêtes gens et de tous ceux qui détestent certains vices qui sont une peste dans la société; mais ce n'est pas ce dont il s'agit ici, où il ne me reste, après la déclaration que j'ai faite ci-dessus, qu'à assurer mr de Voltaire de la parfaite estime que je conserverai toujours pour lui. Voici sa lettre.