1739-02-12, de Françoise Paule Huguet de Graffigny à François Antoine Devaux.

Sont comparus ce soir, au lieu susdit, la dame de Grafigny et le sieur Desmarets roulant leur vie parmi les boues et les cahots et sont partis ce matin à huit heures de Cirey et n'ont pu faire que huit lieues à cause de certain essieu qui s'est cassé en chemin…

Au diable la chicane! Ce style n'étant pas celui d'un galant homme, je ne saurais le continuer et je suis obligé de vous le laisser comme le possédant beaucoup mieux que moi.

Il faut cependant vous dire l'aventure du papier timbré. Nous arrivons dans l'instant. Notre premier soin a été de vous écrire. Nous avons imaginé fort spirituellement d'envoyer chercher du papier, car nous n'en avions point et très spirituellement la servante du cabaret nous a apporté trois teuilles de papier … timbré.

Le souper a interrompu la période et, pendant que mon camarade godaille, je veux avoir à mon tour le plaisir de griffonner sur le papier timbré qui me fait encore peur quoique je le tienne… Mais j'ai la mine d'interrompre aussi ma période par une reprise de sommeil: je tombe. Il est huit heures du soir. Hier, à cette heure-ci, nous n'avions pas encore commencé Zaïre. Ma foi, ce n'est plus qu'un rêve que je te conte… Je dors et je parie que cette lecture ira jusqu'à Paris… Eh bien ne voilà-t-il pas celui là qui m'interrompt…

Ma foi, je ne sais plus où j'en étais. Je vais donc encore vous parler de Cirey, mon cher Panpichon des Indes. Jamais je n'ai passé des jours plus agréables que l'ont été ceux de mon séjour à Cirey. La Grosse dit elle même que depuis mon arrivée Cirey n'était plus reconnaissable.

Elle vous a instruit de tout ce que nous avons fait jusqu'au lundi gras. Je recommence où elle a fini. Donc, le lundi gras, nous nous levâmes d'assez bonne heure, c'est à dire à midi. Mme Du Châtelet m'envoya proposer de chanter avec elle; cela dure jusqu'à deux heures. Nous chantâmes Tyrsis et Zélie, voilà six actes avec le prologue.

Elle me proposa ensuite de monter à cheval avec elle. Nous fûmes voir la forge qui est à une demi lieue. Elle m'en fit les honneurs en faisant faire pour moi toutes les opérations de cette machine infernale que j'ignorais. Nous revînmes à quatre heures et nous fîmes une répétition de l'Enfant prodigue jusqu'à six. Nous recommençâmes à chanter jusqu'à sept deux actes d'opéra. Total six et cinq et deux font treize actes. On s'habilla ensuite pour aller jouer la comédie. Nous recommençâmes à neuf heures du soir l'Enfant Prodigue, suivi du comte de Boursoufle en trois actes: treize et cinq font dixhuit et trois font vingt et un. J'oublie de vous dire que nous avions dîné, elle, la Grosse et moi à cinq heures à la bougie. Nous commençâmes donc à représenter sur le théâtre les deux pièces. Nous en sortîmes à une heure après minuit; nous nous mîmes à table pour souper. A deux heures et demie nous en sortions. Tout le monde tombait de fatigue et de lassitude. Cependant mme Du Châtelet me proposa de l'accompagner pour chanter deux opéras et demi d'un bout à l'autre jusqu'à sept heures du matin, n'ayant que sa petite chienne pour auditoire. Nous souhaitâmes alors le bonjour à toute la maison et fûmes nous coucher. Somme totale: vingt et un mentionnés ci dessus et deux opéras et demi pendant la nuit font trente-quatre actes depuis midi jusqu'au lendemain à sept heures du matin.

Elle me permit donc d'aller me coucher après avoir bien ri l'un et l'autre sur le ridicule de passer sa nuit à chanter des opéras.

Ma foi, j'ai aussi envie de dormir, demain à notre coucher je vous conterai notre mardi gras.