1776-01-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Mon cher Marquis, je vous sais bien bon gré de vous être à la fin humanisé avec moi, et de m'avoir écrit des Lettres qui disent quelque chose.
J'ai le malheur dans ma solitude de ne connaître ni le païsan perverti, ni le célibataire, mais je trouve plaisant que vous me recommandiez de ne montrer qu'à Made Denis ce que vous avez la complaisance de m'écrire. Messieurs les parisiens s'imaginent toujours que le reste de la terre est fait comme le fauxbourg st Germain, et le quartier du palais roial; et qu'au sortir de l'opéra les Suisses content les nouvelles du jour avant de souper avec quinze ou seize amis intimes. Ce n'est pas là ma façon d'être. Ma solitude n'est interrompue que par les acclamations de dix ou douze mille habitans qui bénissent Mr Turgot. Nôtre petite province se trouve à présent la seule en France qui soit délivrée des pandoures des fermes générales. Nous goûtons le bonheur d'être libres. Nous n'avons pas parmi nous un seul païsan perverti, et il n'y a peut être que moi qui sache si on a joué le célibataire et le connétable de Bourbon.

Les déserteurs qui reviennent en foule, et qui passent par nôtre païs, chantent les louanges de Mr De st Germain comme nous chantons celles de Mr Turgot. Je me doute bien qu'il y a quelques financiers dans Paris dont les voix ne se mêlent point à nos concerts; nous savons que les sangsues ne chantent point; et nous ne nous embarassons guères que ces messieurs aplaudissent ou non aux opérations du meilleur ministre des finances que la France ait jamais eu.

On dit qu'il court dans Paris une pasquinade intitulée entretien du père Adam et du père st Germain. Je ne connais pas plus cette sottise que le païsan perverti.

Made Denis est fort languissante; l'hiver me tue et ne la corrigera point de sa paresse.

Le vieux malade de Ferney vous écrit pour elle; et tout deux vous sont tendrement attachés.

V.