Cirey, ce lundi gras [9 February 1739]
Je saisis un moment où madame du Châtelet est montée à cheval avec Desmarets pour vous écrire; car, en vérité, on ne respire point ici.
Vous êtes las de me l'entendre dire; eh bien! c'est que je n'ai le temps que de le dire. Nous jouons aujourd'hui l'Enfant prodigue et une autre pièce en trois actes, dont il faut faire des répétitions. Nous avons répété Zaïre jusqu'à trois heures du matin; nous la jouons demain avec la Sérénade. Il faut se friser, se chausser, s'ajuster, entendre chanter un opéra; oh! quelle galère! On nous donne à lire des petits manuscrits charmants qu'on est obligé de lire en volant. Desmarets est encore plus ébaubi que moi, car mon flegme ne me quitte pas, et je ne suis pas gaie; mais pour lui, il est transporté, il est ivre. Nous avons compté hier au soir que, dans les vingt-quatre heures, nous avons répété et joué trentetrois actes, tant tragédies, opéras, que comédies. N'êtes vous pas étonnés aussi vous autres? Et ce drôle là, qui ne veux rien apprendre, qui ne sait pas un mot de ses rôles, au moment de monter au théâtre, est le seul qui les joue sans fautes; aussi il n'y a d'admiration que pour lui. Il est vrai de dire qu'il est étonnant. Il a joué hier divinement Thibaudois et un autre rôle encore plus plaisant et fort long. Le fripon a manqué sa vocation. Enfin, après souper, nous eûmes un sauteur qui passe par ici et qui est assez adroit. Je vous dis que c'est une chose incroyable, que l'on puisse faire tant de choses en un jour.
Tenez, voilà la copie d'une lettre que m. de Voltaire vous prie de montrer, à Lunéville, à ceux qui ont vu la satire de l'abbé Desfontaines contre lui. Le petit saint peut la montrer à m. de Bélac; c'est un démenti bien positif d'une partie des accusations dirigées contre ton idole. Il vous enverra un mémoire qui répond à tout le reste quand il sera achevé. En attendant, montrez, si vous le voulez, cette lettre; vous pouvez même en laisser prendre des copies, pourvu que ce soit à des gens à qui il ne tombe pas dans la tête de la faire imprimer. Cette dame veut bien que sa lettre coure, mais elle ne veut point de l'impression. Gardez celle-ci, c'est à dire la mienne, afin que, s'il arrivait quelque chose, je puisse faire voir que j'ai fait exactement la commission qu'on m'a donnée. Après la poste arrivée j'acheverai ma lettre; il faut songer à mes rôles.
Panpan, mon cher Panpan! nous sortons de l'exécution du troisième acte joué aujourd'hui; il est minuit et nous allons souper. Je suis rendue; la tête tourne à Desmarets: c'est le diable, oui, le diable, que la vie que nous menons. Après souper, madame du Châtelet chantera un opéra entier; et vous croyez, bourreau, qu'on a le temps de vous compter des balivernes? Allez, allez! vous êtes fou. J'ai reçu ce soir votre lettre de samedi; le Desmarets l'a lue à ma toilette, en riant autant qu'il a fait rire à la comédie. Il vous mande qu'au travers de la vivacité des plaisirs dont il est ivre, il jouit de vos fureurs contre lui; mais que c'est tout ce qu'il peut faire pour votre service. Il dit qu'il vous remercie, parce que c'est la rocambole de ses plaisirs. Mais me reconnais tu, moi, qui aime ceux de cette espèce à la folie? et, chose étrange, c'est que la fatigue ne me fait ni bien ni mal. Oh! j'ai une drôle d'âme à présent! Toutefois j'ai bien peur que la catastrophe de ceci ne soit de coucher mercredi ou jeudi au beau milieu d'un bourbier, car on dit que les chemins sont affreux. J'espère que c'est la dernière lettre que vous m'écrirez à Cirey. Je vous écrirai en chemin, soyez en sûr, à l'adresse dont je me servais autrefois.
Bonsoir, mon ami; je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur; si vous en doutiez, ma lettre, je pense, vous le prouverait assez. En conscience tous mes moments sont comptés; mon esprit est à l'envers, mais mon cœur est inaltérable. Bonsoir donc, tous mes chers amis; je ne réponds pas à votre lettre; je n'en ai pas le temps: vite, je cours aux plaisirs qui m'appellent, mais j'aurais des ailes s'il fallait voler dans vos bras.