1739-01-17, de Françoise Paule Huguet de Graffigny à François Antoine Devaux.

Voilà la poste arrivée et je n'ai point de lettre; dieu soit béni! mais c'est donc toujours trois en arrière; je vous avoue que cela est désespérant pour moi, qui ne vis que par le souvenir de mes amis.
Qu'y faire? je n'en sais rien; c'est ce qui me désespère. Vous devriez parler à Richard, pour savoir comment cela se fait; car après avoir attendu tous les jours de poste, avec des inquiétudes dont je ne saurais me défaire, il est triste, cruel de ne rien recevoir, ou bien d'avoir des lettres décachetées, du moins les vôtres; car j'en viens de recevoir une de m. Hercy, qui sûrement n'a point été ouverte; il est à présent à Lunéville. Je voudrais bien avoir l'argent qu'il a laissé à Commercy; car un petit secret que je vous ai gardé jusqu'ici, mon cher Panpan, c'est que je suis arrivée sans un sou; cela vous étonne? Hé bien! voici comment: je ne vous ai pas dit l'emploi de mon argent de peur que vous ne soyiez l'ami de Cléphan, quoique l'emploi en ait été très raisonnable. Je vis à Demange que la robe que j'avais achetée un louis à Commercy ne me passerait pas l'hiver, parce qu'elle est d'une mauvaise étoffe; j'en achetai alors une d'un petit satin, qui me coûta deux louis, et trois petits écus pour façon et doublure. Dubois en voulut avoir une d'indienne de près d'un louis, et je la lui achetai: enfin, tant ce que j'ai donné aux domestiques qu'aux cochers de la cour et de la poste de Joinville ici, il ne me restait pas ce qu'on appelle un sou; et vous jugez bien, mon ami, que cela me mettait encore bien du malaise dans l'esprit. Je vais donc posséder quatre cents francs! et je n'ai plus rien à acheter, voilà qui est agréable!

Je suis toujours très languissante, mais je n'ai plus de grosses vapeurs.

Je reçus hier une ambassade de madame de Laneuville, qui ne vient point, comme elle l'avait mandé. Je demandai à son ambassadeur ce que faisait mademoiselle Durand: cette pauvre fille est destinée aux crosses; elle y est encore depuis trois mois, d'une saignée au pied qui a pensé lui faire couper la jambe. J'en suis toujours pour ce que j'ay dit: quand on est malheureux, on l'est sans fin. D'ailleurs on a mille bontés pour elle, et on l'aime beaucoup.

Mon dieu! que je suis embarrassée de vous écrire, surtout quand je n'ai point de vos nouvelles… . Je me crée toutes sortes de chimères, et je n'en ai que faire. Ma bonne dame m'a dit aujourd'hui que madame du Châtelet comptait toujours que Desmarets et le petit saint viendraient, quoiqu'on ne joue pas la comédie, à cause, comme je l'ai mandé à Cléphan, de la mauvaise santé de m. de Voltaire. Je vous mande cela, parce qu'on me l'a dit; du reste, je ne me soucie pas qu'ils viennent, et je crois Desmarets parti: je voudrais bien savoir comment? Je voudrais aussi savoir autre chose, mais il n'y a pas moyen d'instruire les curieux de nos petits secrets.

Bonsoir, mon cher Panpan; soyez bien mon ami, vous ne sauriez trop l'être, car je compte sur vous comme sur moi même, et je n'ai de plaisir (plaisir! mon dieu! quel mot étranger!) je n'ai de repos que dans votre amitié et dans celle des autres amis, qui n'oseraient dire devant vous qu'ils ne m'aiment pas, quand bien même ils le penseraient, ce que je ne crois pas: je mets bien le beau grand frère du nombre, et je les embrasse tous avec tendresse. Hélas! je suis au milieu de vous, cher aliment de ma vie, je goûte tout le bonheur qu'il y a d'avoir de tels amis, mais vous savez que mon imagination n'est pas soutenue, le cœur et l'esprit reprennent bientôt le dessus.

Ma lettre n'était point encore cachetée, quand j'ai appris que m. du Châtelet partait demain pour Lunéville, ce qui m'a déterminée à écrire cette petite lettre au professeur. Je suis très fâchée de le charger d'une pareille commission, et je vous demande bien pardon des coups qu'il vous donnera, mais il me faut ma robe, entendez vous? c'est sa commission, et voici la vôtre: vous m'enverrez, je vous prie, une demi livre d'amidon bien fin, Dubois en veut absolument. Envoyez moi aussi cinq ou six écheveaux de fil à broder, mais non pas comme les écheveaux que vous avez envoyés; il les faut beaucoup plus gros.

O Panpan! je suis trop heureuse, j'ai découvert que l'intendant de cette maison joue au trictrac, j'y jouerai demain; mais j'ai bien peur que je ne fasse comme le premier jour que m. de Maupertuis soupa ici. Il parla à table de Roulet et Grodot, et aussitôt les larmes me vinrent aux yeux. Je chercherai mon pauvre ami vis à vis de moi, et je verrai un homme un tiers plus gros que n'était mon père. O mon dieu! où êtes vous, mes pauvres amis? Je mourrai sans vous revoir, car je ne sais pas vivre sans vous. Je me porte cependant un peu mieux ce soir; bonsoir. Bonsoir! hélas! où êtes vous? que ne puis je vous le dire!