Cirey, ce vendredi [26 December 1738] soir
Je t'écris pour t'écrire, mon cher Panpan, car je n'ai rien à te mander que la maladie de ton idole, qui n'est point sorti de son lit depuis hier.
Il a eu la fièvre jusqu'à ce soir qu'elle l'a quitté. Il a eu cet après-midi une faiblesse très considérable et qui a beaucoup alarmé tout le monde. Je ne vais dans sa chambre que quand on me fait appeler. Il est fort abattu, mais toujours aussi poli, toujours de bonne humeur dès qu'il peut parler, disant des bons mots sur ce qu'il entend dire aux autres, et au demeurant se conduisant fort mal. Il écoute les avis et les prières qu'on lui fait; il remercie. Il dit qu'on est bien bon de s'intéresser à lui, qu'il sera obéissant, et n'en fait qu'à sa tête. J'en sors; il est assez bien ce soir. Quand il est en état d'écouter, la belle dame lit; elle a lu le commencement d'un roman que l'on a envoyé à Voltaire l'ordinaire dernier: il est de Moncrif: il a pour titre les Deux âmes; il est pitoyable. C'est un mauvais réchauffé des Mille et une nuits, de ce derviche qui faisait passer son âme dans les corps vides d'âme. C'est un amant et une maîtresse qui sortent de leurs corps, et qui se donnent rendez-vous dans l'étoile du matin; et là leurs âmes s'entretiennent en se transportant l'une dans l'autre, voilà le plus sensé du livre: il n'y a pas eu moyen de l'achever. On a lu le Temple de Gnide, qui été trouvé bien mauvais.
Je suis après Newton, dont j'ai bien de la peine à me tirer: si ce n'était pour l'honneur, j'aimerais autant ne pas le lire. Comme il m'ennuyait tantôt, j'ai rassemblé les fétus que j'avais préparés à Demange; si j'y peux mettre la dernière main, je te les enverrai: ma rancune dure encore et j'ai du plaisir à peindre. A propos, tu m'as recommandé de n'en rien dire ici, je te suis bien obligée de l'avis; je me l'étais déjà donné, et j'en dis toutes sortes de bien; mais je ne saurais dire qu'elle est amusante, parce que l'on me rirait au nez. Je ne te suis pas moins obligée de ton attention, mon ami, c'est de l'amitié, et toutes les marques m'en sont chères.
Samedi [27 December] au soir.
Bonsoir, mon ami, ton idole se porte bien aujourd'hui; le café s'est pris chez lui, comme à l'ordinaire, mais on n'a parlé que de maladie. J'ai passé mon après-dîner à ravauder ce portrait, et je ne saurais en venir à bout; j'aime mieux t'écrire que de le finir: tu l'auras une autre fois, et tu le trouveras bien mauvais. Tiens toi pour prévenu que ce ne sera plus par Solignac que tu recevras ce que je pourrai t'envoyer. Voltaire m'a donné ce matin l'estampe pour toi, et la belle dame a dit qu'il fallait la garder pour l'époque où m. du Châtelet irait à Lunéville; ce sera dans sept à huit jours qu'il te portera tout.
Cà, Panpan, venons à tes lettres que je viens de recevoir. Le récit de vos soupers et de vos amitiés m'arrache toujours des larmes! ah! il n'y a Cirey qui tienne, mes chers amis ont toujours les mêmes droits sur mon cœur; je les regrette et les aime tous les jours davantage; eux seuls règnent tout entiers sur mon âme; mais aussi mon âme ne vit qu'en eux. Hélas! chers trésors de ma vie! si vous parlez de moi, en vérité, cela vous est bien rendu: mets toi dans la tête que ton nom et celui de Desmarets sont aussi familiers ici que le mien. Au souper et au café, il est toujours question de vous deux. La dame parle de Panpan comme de quelqu'un qu'elle connaît depuis vingt ans, et de Desmarets comme de quelqu'un qu'elle voudrait bien voir. Elle me recommande toujours de ne lui pas dire qu'elle l'avait oublié. Je ne sais si Voltaire l'a bien devinée ou moi, mais il n'oublie pas un jour d'en faire l'éloge. Je te prie de remarquer la finesse de cette phrase. Enfin, je ne sais comment annoncer qu'il ne viendra pas de sitôt; sa lettre a jeté un furieux brouillard dans ma tête; il ne se passera pas sans pluie. Dieu veuille qu'Orion n'amène pas les noirs orages! Ne joins donc pas à l'idée de ne le plus voir celle de le savoir si aimable: il me semble que tu l'aimes trop!… Vous faites bien de boire à ma santé avec du fin amour. La veille que Voltaire tomba malade, il en fit autant à la tienne en répétant ton vers.
Embrasse de bon cœur Desmarets pour moi, et l'autre aussi: je ne sais pourquoi tu t'imagines que je n'ai pas trouvé ses vers jolis, je n'ai, je crois, critiqué que le sujet. Saint-lambert et toi, vous parlez tant de l'automne, de la pluie et du beau temps, que de monde et de cahos j'avais la tête troublée. Il me semble effectivement que vous en parlez beaucoup trop: cependant, cela n'empêche pas que ses vers ne soient très jolis.
Je suis bien aise que Dorothée s'apprivoise avec toi au point de manger dans la même cuiller avec son Nicomède: je me réjouis de leur union, et je souhaite qu'elle dure. Mais à propos des réflexions que tu fais après les miennes sur les bouderies, tu ne m'as rien dit de mon chien depuis un siècle. Je ne voudrais pas, mon ami, que tu eusses un seul chagrin et que tu ne susses à qui le dire; pour les plaisirs, on les sent bien tout seul, reprends donc ta confiance, et mets moi l'âme en repos là dessus.
La chanson que je t'ai envoyée est de m. Dussé fils, et l'épître qu'on a trouvée si belle, et qui ne l'est guère, est du père qui a quatre-vingts ans, et qui en écrit tant qu'on veut. C'est un rebâchage de morale de vieilles gens. Il est juste que la vieillesse jouisse de ses privilèges.
Je ne crois pas que tu aies jamais la Défense du Mondain, il craint trop le sort du Mondain même.
La préface que je t'ai demandée est pour montrer à la belle dame ce qu'il y a sur Voltaire; parce qu'elle craint toujours la démangeaison qu'il a de répondre à tous ces grimauds qui parlent de lui; et, comme il se cache souvent d'elle, elle aime alors à être instruite de tout pour deviner à peu près ce qu'il fait et l'en empêcher.
En vérité, j'admire le saint des saints, l'ami des amis; il sent tout, et sa délicatesse est divine. Le docteur doit être bien content d'avoir de tels amis. Les impertinences d'un faquin deviennent chères quand elles sont cause que l'on découvre de pareilles délicatesses dans le cœur des gens que l'on aime. Baise le sur l'œil, ce beau petit saint, pour l'amour de moi, et fais en autant au docteur, c'est à dire, baise le sur ce front qui renferme tant de bon sens.
En pensant à vous autres la veille de noël (car à quelle heure n'y pensé je pas!) je n'avais pas mis Desmarets entre vous deux. Je ne suis pas assez de ses amis pour le placer aussi bien. O! misères des misères, ne serai je jamais qu'une sotte! Enfin, cher Panpan, le récit de votre soirée me fait grand plaisir; pourquoi n'y suis je pas? Et puis, voilà les larmes!… Charme divin de l'amitié, que tu es cher à mon cœur!…
Tu me fais enrager avec ton Boursouffle; je ne sais que t'en dire. C'est un gentilhomme campagnard, qui jure par Henri IV et par la culasse de son mousqueton. Il a une petite fille fort provinciale qui veut être mariée, qui n'a aucune idée ni du monde ni des bienséances, et qui, au demeurant, est fort plaisante. Un intrigant a fait le mariage du comte de Boursouffle avec elle. Le comte de Bousouffle est un homme du bel air ridicule: il a un frère cadet qui n'a rien; l'intrigant tire de celui ci un billet de vingt mille francs sur la dot de la fille, et le présente au lieu de son frère. Le marquis arrive et on le prend pour un fripon, parce qu'on a dit au père qu'il voulait enlever sa fille. Il le fait lier et mettre en la prison de son château, qui est l'écurie: le commissaire appelé le reconnaît, on le délie, mais le contrat est signé avec le frère: voilà tout. Il appelle Boursouffle l'aîné, celle que nous jouerons au premier jour; elle n'a guère d'autre mérite que d'être bien écrite, et la scène dont je t'ai parlé: je t'en ferai le plan une autre fois.
Je suis bien aise que tu aimes ma grosse dame. Hélas! elle a du chagrin depuis deux jours. Je la console du mieux que je peux. Ses affaires ne sont pas très bonnes, et il lui arrive souvent des malheurs. Elle a encore une attention pour moi dont je ne t'ai pas parlé; c'est qu'elle me fournit le meilleur tabac du monde, et cela en visitant ma tabatière, soir et matin, et en me grondant quand elle n'est pas toute pleine.
Bonsoir, ami chéri! Voilà encore du papier; mais, chose étrange à ma bavarderie, c'est que je n'ai plus rien à dire, car je me tiens dispensée des protestations d'amitié; tu sais trop bien si je t'aime. Embrasse et serre bien le grand frère pour moi, je l'aime bien et veux qu'il m'aime tant que je l'aimerai; je suis sûre du terme.
Bonsoir, gros chien, ne soit pas trop noir, et aime bien tes amis. Je t'assure que tu m'aimeras bien, car je suis bien aise de tes bienaises, et très fâchée de tes fâcheries, et tout cela quand tu serais seul au monde.
A propos, Panpichon! sait tu que les réponses que tu fais à mes lettres me font autant de plaisir que l'ennui que j'éprouve quelquefois à te les écrire?
Si fait, si fait, j'ai encore quelque chose à te dire; voilà une lettre que tu feras tenir à Débenne; je ne veux pas qu'il sache où je suis, car, s'il était obligé d'aller à Chaumont, il serait bien homme à venir ici, qui en est tout près. Je lui demande de me remettre le͞s 100 livres qui me reviennent sur Greux: quand tu les tiendras, nous verrons ce que nous en ferons.