1739-01-12, de Françoise Paule Huguet de Graffigny à François Antoine Devaux.

Je viens de recevoir deux de vos lettres, mon cher ami, dont l'une est du 23 décembre, vous voyez que c'est l'ancienne perdue, et l'autre de jeudi dernier, 8 janvier.
Il faut qu'il y ait des gens à la poste bien curieux de sentiments d'amitié, car ces deux lettres ont été ouvertes. A la bonne heure, je suis bien contente que tout le monde sache que j'ai des amis. Je ne vous avertis de cette petite décacheture, mon cher Panpan, que pour qu'il ne vous arrive plus de me parler ouvertement des petits secrets qui sont inséparables d'une amitié comme la nôtre. Nous sommes si bien au fait de nos affaires, que nous nous entendrons toujours bien. Je ne vous répondrai pas à la vieille lettre, où il n'y a d'intéressant que la maladie de m. votre père; et comme l'autre m'apprend qu'il se porte bien, j'en suis contente. Il s'en faut bien que je le sois que vous ayez manqué de recevoir une de mes lettres: elle était bien intéressante celle là, et son retard me fait bien de la peine. Il faut donc vous le redire, je vous faisais une courte réponse à une des vôtres, où vous me mandiez: Le chant de Jeanne est charmant, voilà votre phrase; or, comme elle me paraît équivoque, je veux absolument que vous me renvoyiez la feuille de ma lettre où est le chant de Jeanne; je vous mandais aussi d'effacer dans cette feuille des secrets à nous, s'il s'y en trouvait, et je vous le recommande encore plus, à cause de cette nouvelle inquisition dans les postes. Ne faites cependant que le moins de ratures que vous pourrez. C'est un vrai guignon pour moi que cette lettre ait été perdue ou retardée, car j'avais mis dans ma fantaisie de ravoir cette feuille, et je suis extrêmement fâchée du retard que ce dérangement y apporte. Je vous répondais aussi aux questions que vous faisiez sur mon arrangement. Premièrement, que je n'avais jamais compté être ici jusqu'au mois de mars, comme il semblait que vous le crussiez dans cette lettre, à laquelle je vous répondais; et voici donc ce que je compte faire, que je vous répète, puisque cette lettre est perdue. J'espérais que les décomptes de François iraient beaucoup plus haut, et vous jugez bien que trois cents livres ne me mèneraient pas à Paris: il faut donc y renoncer. La bonne dame se charge de me trouver un réduit dans un couvent à Saint-Dizier: je vous mandais les raisons qui m'engageaient à choisir cette ville; la première était que, dès qu'il me faut une retraite, je ne puis la prendre trop isolée, et la seconde était à cause des postes qui y sont régulières; et comme je n'aurai jamais de bonheur que le commerce de mes amis, c'est le fonds de mon établissement. D'ailleurs, comme c'est la route de Paris, j'espérais y voir, une heure par an, un de mes amis; je sais que je n'en sentirai que plus vivement la séparation; mais je suis si convaincue que le malheur me suivrait en paradis, si j'y allais, que je me livre de bonne grâce à mon sort, et ne me plains que du peu. Croyez en ma parole, le monde entier se renverserait plutôt, que la constance de mon étoile à me persécuter! Voilà, mon ami, ce que j'exécuterai dans peu. J'irai peut-être avant voir une ancienne amie que j'ai dans ce voisinage; c'est madame de Chatenay, qui était mademoiselle de Rachecourt, quand elle était fille d'honneur. Je lui ai écrit pour savoir comment j'irais jusqu'à elle.

Mon cher Panpan! vous ne serez plus étonné des vapeurs continuelles que j'ai, quand vous verrez ce qui m'occupe. Elles se sont cependant un peu apaisées hier, mais aujourd'hui j'en ai eu encore un grand accès. Mes yeux vont mieux, mon ami, car j'ai un peu lu de mon chef aujourd'hui; je viens d'écrire à madame Rouot. Je sens mieux que jamais combien je suis obligée aux gens qui m'aiment. Dubois a la fièvre depuis hier: c'est encore un petit malaise.

Je repasse votre lettre, mon cher Panpan, et je vois que vous me dites que vous brûlez celle que je vous écris. Mon dieu! vous me faites trembler. Que je serais fâchée que celle que je vous demande fût du nombre! … cherchez la bien, mon ami; je ne saurais vous en donner la date, car je ne la sais pas; mais il n'y a que l'impossible qui puisse me consoler de ne point l'avoir.

Vous vous plaignez de n'avoir pas lu le griffonnage de la fin d'une de mes lettres, le voici: vous m'aviez parlé, il y a longtemps, de m. de la Pimpie, et j'avais oublié de vous en parler; je vous mandais que je croyais qu'il ne vous rendrait jamais aucun service, et cela fondé sur un discours que vous avez tenu une fois; tout se sait, mon ami, et c'est votre pure faute; mais il faut vous détacher des bons offices que vous attendiez de lui. C'était même à propos de lui que je vous mandais que mon amitié était au comble, parce que vous savez que je gronde mes amis quand ils font mal, et que je ne vous ai grondé ni aimé moins d'un moment. Ah! voilà ce qui s'appelle du rabâchage; mais aussi pourquoi me parlez vous de vieilles rengaines? en vérité cela est pitoyable, d'autant que je suis fondée en raison démontrée pour vous dire cela.

Je ne sais que répondre à toutes vos amitiés, mes chers amis; ah! si vous pouviez voir mes yeux, vous jugeriez bien mieux jusqu'à quel point j'y suis sensible, que par tout ce que je puis vous dire dans ma lettre. O mes amis! n'oubliez jamais que vous êtes le souffle de ma vie; que je n'y tiens que par vous, et que tous mes malheurs s'évanouissent quand je songe au bonheur d'être aimée par de si bons amis. Hélas! vous avez votre petit coin de part, mon cher Panpan, comme le seul qui me connaisse ou qui veuille me connaître. Je me flatte que c'est cette connaissance qui vous attache à moi, et j'y trouve une félicité qui m'a été refusée partout où je l'ai cherchée; aussi j'y renonce et ne veux être connue que de vous, mon ami; mais connaissez moi toujours bien, car quand je serais au bout du monde, vous sauriez toujours mes plus secrètes pensées. Penser à vous fait tout le bien de mon cœur.

Mon dieu! que je suis bête; je relis cet endroit de ma lettre et j'en ai pitié: je me garde bien de parler ici, je n'arrange pas même mes phrases, et j'ai pourtant de l'amour propre; mais ces terribles vapeurs m'abrutissent. Ah! mon dieu, que j'ai bien pensé au chagrin que vous auriez de me voir ces tremblements qui vous faisaient tant de peine; en vérité cela est insoutenable. Sachez, mon cher ami, qu'il y a aujourd'hui quinze jours qu'elles m'ont prise; je n'ai pas cessé depuis ce temps d'entendre la cloche des pendus; vous souvient il de cette folie? La bonne dame me gronde, mais c'est très doucement, car elle entre bien dans mes maux, aussi bien que votre bonne et adorable idole, dont je ne puis trop me louer.

M. de Maupertuis est arrivé d'aujourd'hui, je ne l'ai pas encore vu; je le verrai à souper: je descends presque tous les soirs: quelquefois j'ai bien de la peine à tenir le temps de la table; je me trouve mal, cela fait du train par tous les soins qu'on a de moi; on me traîne dans ma chambre, on me jette au lit, et voilà ma vie; elle m'est plus insupportable à cause de l'ennui que je donne, que par le mal que j'en souffre, je ne sais rien de pis que d'avoir une gênante comme moi dans une maison. Si je n'avais pas des lunettes, vous n'auriez pas tous ces riens de moi.

Bonsoir, mon cher Panpan; bonsoir, mes chers amis; je vous embrasse tous cent mille fois. Desmarets a tort de se plaindre, je n'ai jamais manqué à lui faire réponse, et il n'en a fait à aucune de mes lettres; c'est apparemment par discrétion.