1739-01-24, de Françoise Paule Huguet de Graffigny à François Antoine Devaux.

Mes yeux vont assez bien ce soir, mon cher ami, pour vous écrire un peu plus qu'à l'ordinaire, moyennant des lunettes qui me rompent un peu la vivacité du blanc que j'ai peine à soutenir.
Je commence par là, parce que je suis sûre que ce qui vous intéresse le plus, c'est ma santé. Vous saurez donc encore que les vapeurs ne veulent pas désemparer; j'en ai eu hier un grand accès; et pour me remettre de la journée, j'eus la colique toute la nuit: il est clair que ces demoiselles doivent se tenir compagnie. C'est une pitié que ma santé; je désespère presque de la rétablir.

Toutes réflexions faites, je pourrais bien prendre le parti que me conseille notre ami; j'y vois encore des difficultés, mais je crois que ses raisons et ma déférence les lèveront.

Je viens de recevoir trois de vos lettres, mon ami, mais je n'en suis guère contente; l'une, décachetée, est celle où vous me renvoyez la mienne. Ah! pour cette fois, ils auront vu celle qu'ils mouraient d'envie de voir; mais aussi elle est vieille comme les rues; quant aux deux autres, elles ne sont point décachetées, elles sont toutes deux du samedi, il y a huit jours, et cela me paraît trop vieux: mon amitié est très offensée de ces retards. Quoique ces deux lettres n'aient pas été décachetées, ne vous y fiez pas davantage: ce n'est point du tout une raison de confiance; on ne le fait que pour la rétablir; enfin il faut avoir patience…. Mon dieu! que vous me faites plaisir par tout ce que vous me mandez de Desmarets! Vous aviez mis dans une de vos dernières lettres que j'ai reçues, une de ces phrases opiniâtres dont vous m'avez tant persécuté à Demange, et dont j'avais fait un poignard bien aiguisé. Oui, je ne saurais m'empêcher de le répéter encore, votre opiniâtreté m'est inconcevable; car à quoi cela est il bon? vous me connaissez trop pour ne pas savoir que ce n'est que me mettre de l'inquiétude dans l'esprit, sans autre fruit que de me tourmenter; et vous devez juger que dans l'état où je suis, c'est vraiment me poignarder. Je n'avais pris aucun parti que celui de patienter, parce que l'autre est impossible; et quand il aurait été possible, ses deux dernières lettres me feraient oublier toutes sortes de résolutions. Je lui suis trop obligée de l'intérêt vif qu'il prend à moi; j'en suis pénétrée; j'oublie toutes ses négligences, en voyant un fond d'attachement qui ne manque jamais dans les occasions vives: je ne saurais vous dire tout ce que je pense là dessus. Vous lisez si bien dans mon âme qu'il ne tient qu'à vous de m'entendre!… Voilà ma disposition depuis que j'ai reçu les deux lettres de mon cher docteur. Jugez, cher Panpan, ce que fait aujourd'hui celle où vous ne me parlez que de la soirée qu'il a passée tête à tête avec vous!… A force d'y rêver, j'ai entendu le vers de Racine que citait m. de Puidebart. Ah! mon dieu, que vous êtes loin du but! Outre qu'il n'en est pas question, c'est que j'ai en véritable horreur tout ce qui y a rapport; mais il faut que vous soyez tous bien bornés, mes chers amis, si vous ne voyez clair dans une chose qui parle d'elle même; pour vous, je vous reconnais bien, mais pour les autres, je ne sais où ils mettent leur bon esprit; enfin je n'y puis que faire, mais un jour viendra où vous serez bien confondus.

Parlons de choses plus sérieuses maintenant. Selon ce que vous me mandez, je ne dois pas être si contente de m. Comiel que vous le dites, et je le trouve si peu au courant de mes affaires, que je vous prie de l'arrêter tout court; s'il fait bien à de certains égards, il fait fort mal à certains autres; ce qui est fait est fait. Je suis assez souvent dans le cas de ne pouvoir remédier aux fautes des gens qui se mêlent de mes affaires; j'en souffre, mais du moins qu'ils n'aillent pas plus loin et qu'ils se tiennent en repos: je sais que ce n'est pas faute de bonne volonté, mais le manque d'intelligence revient au même.

Je vous fais mon compliment, mon aimable Panpan, sur votre petite fortune de cabaret: en avez vous été quitte cette fois pour des injures? Vos histoires de la cour m'amusent; quoique je ne les entende pas à moitié, cela ne fait rien, contez toujours; c'est me parler de gens de ma connaissance, et c'est beaucoup quand on est environné de montagnes, car ce n'est que cela dans ce pays-ci.

Mais vous n'allez donc pas plus au bal cette année que l'autre? Contez moi un peu cela, et surtout dites moi bien si c'est toujours pour la même raison; entendez vous, Panpan? Ha çà! et cet autre, n'est ce pas un jour de bal qu'il a été causer avec vous? Ah! ce pauvre ami, il n'y va donc guère! Que cela est joli, de dire de si belles choses, au lieu d'aller faire le muguet!

Que j'aime ce bon grand frère de m'aimer si bien! Quand je ne lui aurais pas d'autres obligations que celles qu'il sait bien, je ne lui saurais pas moins bon gré de son amitié; elle ne s'est jamais démentie, et je sens mieux que jamais le prix des bons cœurs; dites lui mille douceurs pour moi, et embrassez le comme je l'embrasserais. Je ne puis trop vous le dire, mes chers amis, ma vie est dans vos cœurs; vos amitiés sont mon seul bien: hélas! je ne vous ai jamais causé que des peines; soyez bien glorieux de savoir si bien aimer, comme je suis bien glorieuse d'avoir des amis si parfaits. Et vous, cher Panpan, n'aurez vous rien de particulier à me dire? vous savez bien que si fait, car vous êtes mon Panpichon! Pour le docteur, son petit pot-bouille à part, je le verrai et je lui dirai, mon dieu! tout ce que je lui dirai! je crois qu'il me faudra deux langues, jamais la mienne ne suffira; mais viendra-t-il? Que je crains quelque tour de mon étoile! Ah! quel bon tour que celui de le voir!