1738-01-10, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à conte Francesco Algarotti.

Vous êtes comme le royaume des cieux, et violenti rapiunt illud.
Je vois bien qu'il faut vous passer votre paresse, et compter toujours sur votre amitié; c'est le parti que j'ai pris depuis longtemps; mais la mienne ne s'accommode point d'être des années entières sans savoir de vos nouvelles que par bricoles : il est impossible que vous ayez oublié le petit coin du monde où vous êtes tant aimé, tant regretté, tant souhaité, que vous avez habité, que vous avez même célébré. Mon dieu, que nous avons de choses à vous dire, et à vous lire! Je ne veux point vous demander ce que vous faites, car je sais que ce sont de ces choses qu'on ne dit point. Vous avez abandonné la philosophie. Nous n'avons point les dialogues à la tête desquels je devais être; j'en suis bien fâchée de toute façon; peut-être ne veut on pas les laisser paraître en Italie, de même qu'on ne veut pas que les éléments de Neuton de votre ami paraissent en France; je vous avoue que j'en suis bien fâchée. On regarde dans ce pays-ci les Neutoniens comme des hérétiques. Vous savez sans doute le retour de mr de Maupertuis; l'exactitude et la beauté de ses opérations passent tout ce qu'il disait en espérer lui même. Les fatigues qu'il a essuyées sont dignes de Charles XII. Je vous assure que votre petite poitrine italienne s'en serait bien mal trouvée. La récompense de tant d'exactitude et de tant de fatigues a été la persécution. La vieille académie s'est soulevée contre lui, mr de Cassini et les Jésuites qui, comme vous savez, ont trouvé à la Chine la terre allongée, se sont réunis; ils ont persuadé aux sots que mr de Maupertuis ne savait ce qu'il disait; la moitié de Paris, et même les trois quartsle croient. Il a essuyé mille difficultés pour l'impression de la relation de son voyage et de ses opérations, je ne sais s'il y parviendra. On leur a donné des pensions si médiocres que mr de Maupertuis a refusé la sienne, et a prié qu'on la répartît sur ses compagnons; enfin on ne veut pas que mr Neuton ait raison en France. Il est cependant bien décidé, et géométriquement démontré par leurs opérations que la terre est aussi plate que ses habitants. Si vous voulez je vous enverrai la copie de la lettre qu'il m'a écrite, vous y verrez ses sentiments, et la façon dont on le traite; il doit venir ici dès que son ouvrage sera imprimé; il a été à la veille d'être défendu comme un mandement d'évêque, et je crois que c'est cette circonstance qui a fait défendre l'impression du livre de votre ami. On a craint que mr de Voltaire, et mr de Maupertuis réunis, ne subjugassent tout le monde. Les académiciens du Pérou ne seront vraisemblablement point plus heureux, car ils trouveront les mêmes choses. Les expériences du pendule sont déjà les mêmes, et il a fallu le raccourcir; on a eu de leurs nouvelles, du mois de mars dernier; ils se portaient tous très bien; ainsi Godin n'est point mort, comme on l'avait dit; leur base était déjà tracée. Il faut un peu vous dire des nouvelles de ce pays-ci, après vous en avoir donné du midi et du nord. Vous savez que votre amie mlle de Bouchet a épousé mr d'Argental; ce sont les deux plus heureuses gens du monde. J'aime d'Argental de tout mon cœur, et je désire que sa femme m'aime; ainsi quand vous lui écrirez, dites lui, je vous supplie, du bien de moi.

Voilà la reine d'Angleterre morte; mais cela empêchera-t-il notre voyage? j'espère que non; je vous attends pour le décider, car je n'y veux pas aller sans vous; mr de Maupertuis, et l'abbé du Resnel y viendront avec nous. Nous avons à présent une salle de comédie charmante; nous avons joué Zaïre, l'Enfant prodigue, etc. Vous ne connaissez pas cet Enfant prodigue; il est imprimé à présent, et sûrement vous l'aimerez; je vous l'enverrai par le cousin Froullay, si vous voulez. Je veux vous envoyer l'épithalame de l'ami d'Argental, quand même vous ne le voudriez pas. Vous vous douterez bien de qui il est; montrez le à mr de Froullay; buvez à ma santé ensemble, et venez boire ici à la sienne. Adieu le plus paresseux des philosophes, le plus aimable des Italiens, adieu; mr de Voltaire vous embrasse, et moi je vous aime malgré votre oubli.