1738-12-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Adrien Helvétius.

Mon très cher enfant, pardonnez L'expression, la langue du cœur n'entend pas le cérémonial, jamais vous n'éprouverez tant d'amitié et tant de sévérité.
Je vous renvoye votre épitre apostillée comme vous l'avez ordonné. Vous et votre ouvrage vous méritez d'être parfaits. Qui peut ne pas s'intéresser à l'un et à l'autre? Madame la marquise du Chastelet pense comme moy, elle aime la vérité et la candeur de votre caractère, elle fait un cas infini de votre esprit, elle vous trouve une imagination féconde, votre ouvrage luy paroit plein de Diamans brillants. Mais qu'il y a loin de tant de talents et de tant de grâces à un ouvrage correct! La nature a tout fait pour vous, ne luy demandez plus rien, demandez tout à l'art. Il ne vous manque plus que de travailler avec difficulté. Vingt bons vers en quinze jours sont malaisez à faire, et depuis nos grands maitres dites moy qui a fait vingt bons vers Alexandrins de suitte? Je ne connois personne dont on puisse en citer un pareil nombre, et voylà pourquoy tout le monde s'est jetté dans ce misérable stile marotique, dans ce stile bigaré et grimaçant, où l'on allie monstrueusement le trivial et le sublime, le sérieux et le comique, le langage de Rabelais, celuy de Villon et celuy de nos jours. A la bonne heure qu'un laid visage se couvre de ce masque. Rien n'est si rare que le bau naturel, c'est un don que vous avez. Tirez en donc mon cher amy tout le party que vous pouvez. Il ne tient qu'à vous. Je vous jure que vous serez supérieur en tout ce que vous entreprendrez, mais ne négligez rien. Je vous donne un bon conseil après vous avoir donné de bien mauvais exemples. Je me suis mis trop tard à corriger mes ouvrages, je passe actuellement les jours et les nuits à réformer la Henriade, Œdipe, Brutus et tout ce que j'ay jamais fait. N'attendez pas comme moy. Si non vis sanus, curres hidropicus. Je songe à guérir mes maladies, mais vous, prévenez celles qui peuvent vous attaquer. Puisque vous chantez l'étude avec tant d'esprit et de courage, ayez aussi le courage de limer cette production vingt fois; renvoyez la moy, et que je vous la renvoye encore. La gloire en ce métier cy est comme le royaume des cieux, et Violenti rapiunt illud. Que je sois donc votre directeur, pour ce royaume des belles lettres. Vous êtes une belle âme à diriger. Continuez dans le bon chemin, travaillez, je veux que vous fassiez aux belles lettres et à la France un honneur immortel. Plutus ne doit être que le valet de chambre d'Apollon. Le tarif est bientôt connu, mais une épître en vers est un terrible ouvrage. Je défie vos quarante fermiers généraux de le faire. Adieu, je vous embrasse tendrement, je vous aime comme on aime son fils. Madame du Chastelet vous fait les complimens les plus vrais, elle vous écrira, elle vous remercie.

Allons, qu'un ouvrage qui luy est adressé soit digne de vous et d'elle. Vous m'avez fait trop d'honneur dans cet ouvrage, et cependant je vous rends la vie bien dure. Adieu, je vous souhaitte la bonne année. Aimez toujours les arts, et Cirey.