1778-01-25, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai reçu la brochure d'un Sage, d'un Philosophe, d'un Citoyen zèlé qui éclaire modestement le Gouvernement sur la défectuosité des Loix de sa Patrie, et qui démontre la nécessité de les réformer.
Cet Ouvrage mérite d'être approuvé par tout le Monde, en fait d'équité naturelle et de droite raison; il n'y a qu'un Sentiment, qui est celui de la Vérité, lequel vous avez lumineusement démontré; pourquoi ne le Suivera-t-on pas? A cause qu'on craint plus le travail qu'on n'aime le bien public, à cause de l'ancienneté des abus, et peutêtre encore pour ne point ajoûter un fleuron à la Couronne qu'un vieux Philosophe a Sçu se faire, en usant du grand nombre de talents, dont la Nature prodigue envers lui, l'avoit doué. Cet Ouvrage entrera dans ma Bibliothèque, comme un Monument de l'Amour que vous avez pour l'humanité. Copernic, ne vous en déplaise, y tiendra aussi son petit coin, en qualité de Prussien; il pourra trouver place entre Archimede et Neuton. Quant à vôtre Neuton, je vous confesse que je n'entends rien à son vuide ni à son attraction: il a démontré avec plus d'éxactitude que ses dévanciers le mouvement des Corps célestes, j'en conviens; mais vous m'avouerai pourtant, que c'est une absurdité en forme, que de soutenir l'éxistence du rien. Ne sortons pas des bornes que nous donne le peu de connoissances que nous avons de la matière. A mon sens la doctrine du vuide et des esprits qui éxistent sans organes, sont le comble de l'égarement de l'esprit humain. Si un pauvre ignorant de ma Classe s'avisoit de dire, entre ce Globe et celui de Saturne, ce qui n'a point d'éxistence, éxiste; on lui riroit au nez. Mais le Sieur Isac qui dit la même chose, à hérissé le tout d'un fatras de Calculs que peu de Géomètres ont suivi; ils aiment mieux l'en croire sur sa parole et admettre des contre-vérités, que de se perdre avec lui dans le labyrinthe du Calcul intégral et du Calcul indéfinissimale. Les Anglois ont construit des Vaisseaux sur la coupe la plus avantageuse que Neuton avoit indiquée, et leurs Admiraux m'ont assuré, que ces Vaisseaux étoient beaucoup moins bons Voiliers que ceux qui sont fabriqués selon les règles de l'expérience. Je voulus faire un jet-d'eau en mon Jardin; le Ciclope Euler calcula l'éffort des roües, pour faire monter l'eau dans un bassin d'où elle devoit retomber par des Canaux, afin de jaillir à Sans-Souci. Mon Moulin a été éxécuté géométriquement, et il n'a pû élever une goute d'eau à Cinquante pas du Bassin. Vanité des Vanités; Vanité de la géométrie. Je crois que la Suede conviendra mieux à vôtre peu Sistématique de l'Isle, que nôtre Païs. S'il s'y rend, il sera regardé dans peu comme le plus bel esprit de Stockholm, il pourra rendre les Lapons d'Uma, de Torno, de Kimigrad, métaphysiciens, et adoucir les mœurs sauvages des habitans des rivages polaires. Descartes a longtems habité ce Royaume, pourquoi de l'Isle ne s'y fixeroit-il pas? Je crois de plus que les glaces Septentrionales pourront peut-être calmer l'ardeur d'un Sang provençal qui lui fait risquer souvent des attaques de fièvre chaude. Ce Conseil est phisico-politico, et la Religion universelle pourra très-bien s'amalgamer avec le Sistéme des Tourbillons. Voici la première fois que mon soit-disant Elève se conduit bien. C'est une belle chose de paÿer quand on doit; une plus belle encore est de ne point usurper ce qui ne nous appartient pas. La mort de l'Electeur de Baviere pourroit donner lieu à de tels procèdés qui pourront causer de violentes Convulsions à la tranquilité publique. Jamais le Traité de Paix de Westphalie n'a été autant rélu, étudié et commenté qu'il ne l'est àprésent. Un brouillard plus épais que celui de nos frimats, nous cache l'avénir, et l'incertitude des Evénements redouble la Curiosité du public. Ces grandes distractions ne m'ont pas empêché de trembler pour les jours du Patriarche de Ferney: D'impitoyables gazettiers avoient annoncé vôtre mort. Tout ce qui tient à la république des Lettres, et moi indigne, nous avons été frappés de terreur; mais vous avez surpassé le héros du Christianisme; il ressuscita le troisième jour, vous n'êtes point mort. Vivez, vivez pour continuer vôtre brillante Carrière, pour ma satisfaction et pour celle de tous les Etres qui pensent. Ce sont les voeux du Solitaire de Sans-Souci. Vale!

Federic