A Bruxelles ce 10 mars 1740
Je retrouve, monsieur, votre ancienne amitié pour moi dans votre lettre, et assurément j'y suis infiniment sensible.
Je crois en avoir l'obligation au prince royal de Prusse qui m'a rappelée dans votre souvenir, et il ne pourra jamais me faire de faveur à laquelle je sois plus sensible. On dit qu'il est sur le point d'être roi, et je vous avoue qu'indépendamment de toutes les raisons qui me le font désirer, je suis curieuse de voir ce phénomène sur le trône. De l'espèce dont je suis, femme et française, je ne suis guére faite pour voyager; mais assurément ce serait pour un tel voyage qu'il serait permis de passer par dessus les règles ordinaires. Il y en a encore un que vous savez que je désire depuis longtemps, mais qui s'éloigne tous les jours par les circonstances, c'est celui du pays que vous habitez, et pour lequel ma curiosité s'augmente, depuis que vous lui avez donné la préférence sur tous ceux qui voudraient vous posséder. J'irai peut-être cet été à Dunkerque, et de là avec des bonnes lunettes, je pourrai le voir de loin, comme on conte que Moïse vit la terre promise; mais j'ai de bien meilleures raisons pour le regretter.
Je voudrais pouvoir vous faire accroire que Bruxelles est le lieu du monde le plus digne de votre curiosité, ce pourrait être du moins votre chemin pour aller en Hollande. Je n'y suis pas aussi bien logée qu'à Cirey, mais je vous y recevrais avec le même plaisir.
Je vous avoue que je suis ravie que mon mémoire vous ait plu; vous m'encouragez à lui donner des frères, mais non pas pour l'académie, car je ne suis pas trop satisfaite du jugement. Si vous avez lu les pièces françaises qui ont été couronnées, j'espère que vous aurez trouvé que je n'ai pas tort, et qu'il n'y a pas à cela une vanité ridicule.
Je suis fâchée de voir dans votre lettre à mr de Voltaire que vous quittez la philosophie pour l'histoire, j'espère que ce ne sera qu'une passade. Pour moi je suis à présent dans la métaphysique, et je partage mon temps entre Leibnitz, et mon procureur. Vous avez bien raison de dire que les choses après lesquelles on court ne valent pas souvent celles qu'on quitte; et si je n'avais pas d'enfants, je puis bien vous assurer que je n'aurois pas quitté les jolis pénates que vous connaissez. Je me dis souvent les vers, de plaisirs en regrets, de remords en désirs etc. mais on se doit à ses devoirs.
Consolez moi souvent, monsieur, par vos lettres, parlez de moi à mylord Hervey, quand le parlement sera fini, et continuez moi votre amitié. Je suis.