1778-01-28, de Dominique Audibert à Charles Michel de Villette, marquis Du Plessis-Villette.

Je suis plus encore, monsieur, à Ferney qu'à Marseille, et votre obligeante lettre, qui me rappelle si bien l'esprit et le ton de ce délicieux séjour, m'a fait sentir qu'il y a des pertes qui ne se réparent point, et qu'on peut, au milieu des plaisirs les plus doux, éprouver des privations bien sensibles.
Il faut qu'il en coûte quand on quitte les lieux charmants que vous habitez et dont madame de Villette augmente si bien tous les charmes, et je vous assure que ce n'est pas sur un chemin de roses que j'ai voyagé jusqu'ici. Un pauvre petit provençal comme moi, à la fibre sensible, à l'épiderme délicat, ne s'accomode guère des rigueurs du grand air dans cette saison; j'ai été englouti pendant trois jours et trois nuits dans les neiges comme Jonas dans le ventre de la baleine. J'en suis sorti moins chaud, mais à la vérité plus blême que lui, sans en être cependant plus prophète, surtout ici, où je suis dans mon pays; mais enfin me voilà presque dégelé par la douce influence de notre soleil. On commence presque à jouir du printemps; cette jouissance en embellit beaucoup d'autres. Je me trouve intéressé à vous faire les honneurs de notre climat, afin d'entretenir en vous la bonne envie de venir en tâter; cette visite réjouirait fort le petit ménage. Si comme le docteur Pangloss vous ne trouvez pas que tout y est au mieux possible, j'espère que, comme Babouc, aussi indulgent que lui, vous voudrez bien vous contenter de ce qui est passable. Vous êtes en vérité, monsieur, bien accomodant et vos procédés, outre leur honnêteté, ont toujours le grand mérite de l'à-propos. Ne vous gênez point à garder les cinquante bouteilles de vin de Malaga que j'ai envoyées à m. de Voltaire, s'il n'est pas bon; mais, dans le fait, j'en ai goûté ici du même et je doute qu'on pût s'en procurer du meilleur. Je laisse comme de raison tout liberté à m. de Voltaire de ne pas les prendre, et comme je lui remets la note du montant de la totalité, vous voudrez bien vous entendre avec lui du montant si vous consentez à vous en charger. Mais je vous supplie de ne point y mettre de complaisance ou de gêne; votre réponse me règlera pour en disposer, et de quelque façon qu'il en soit, j'ai donné ordre qu'on expédiât à m. Tabareau, directeur des postes à Lyon, les cinquantes bouteilles du vin muscat de Frontignan pour les garder à votre disposition. Usez en, je vous prie, librement et abondamment avec moi, pour toutes les commissions grandes et petites, où je serai assez heureux de pouvoir vous être utile. Je vous demande surtout la préférence pour celles de fantaisie. Ce sera vous prêter à une des miennes les plus agréables, etc.