2 octobre [1740] à la Haye
Mon cher ami dont l'imagination et la probité font honneur aux lettres, vous m'avez bien prévenu; j'allais vous écrire et vous dire combien j'ai été fâché de ne point vous trouver ici.
On m'avait assuré que vous logiez chez celui que vous avez enrichi. J'y ai volé, on vous a dit à Stoutgard. Que ne puis je y aller? Je suis accablé d'affaires, je ne pourrai y être que quatre ou cinq jours encore, il faudra que je retourne d'ailleurs incessamment à Bruxelles. Mais vous, pourquoi aller en Suisse? Quoi, il y a un roi de Prusse dans le monde! Quoi, le plus aimable des hommes est sur le trône! Les Algaroti, les Wolfs, les Maupertuis, tous les arts y courent en foule, et vous iriez en Suisse! Non, non, croyez moi, établissez vous à Berlin; la raison, l'esprit, la vertu y vont renaître. C'est la patrie de quiconque pense, c'est une belle ville, un climat sain, il y a une bibliothèque publique que le plus sage des rois va rendre digne de lui. Où trouverez vous ailleurs les mêmes secours en tout genre? Savez vous bien que tout le monde s'empresse à aller vivre sous le Marc Aurèle du nord? J'ai vu aujourd'hui un gentilhomme de cinquante mille livres de rente, qui m'a dit, Je n'aurai point d'autre patrie que Berlin, je renonce à la mienne, je vais m'établir, il n'y aura pas d'autre roi pour moi. Je connais un très grand seigneur de l'empire qui veut quitter sa sacrée majesté, pour l'humanité du roi de Prusse. Mon cher ami allez dans ce temple qu'il élève aux arts. Hélas! je ne pourrai vous y suivre, un devoir sacré m'entraîne ailleurs. Je ne peux quitter madame du Châtelet, à qui j'ai voué ma vie, pour aucun prince, pas même pour celui là. Mais je serai consolé si vous vous faites une vie douce dans le seul pays où je voudrais être si je n'étais pas auprès d'elle. Paupie m'a appris vos arrangements. Je vous en fais les plus tendres compliments. Que ne puis je avoir l'honneur de vous embrasser? Adieu, mon cher Isaac; vis content & heureux.
Si vous avez quelque chose à m'apprendre de votre destinée, écrivez à Bruxelles. Adieu mon aimable et charmant ami.