A Cirey 15 juin 1736
Je suis bien plus contente de vous à Londres qu'à Paris.
Je vois bien que l'Angleterre est le pays des vertus, aussi bien que le pays des choses; cependant je désire que vous le quittiez bientôt pour venir quelques jours à Cirey en passant votre chemin pour le pays des arts et des indulgences; ces deux choses ne sembleraient pas faites pour croître dans le même terroir. Le premier des Emiliens arrive à la fin de la semaine. Si vous saviez tout ce qu'il a essuyé et supporté à Paris, vous seriez bien étonné qu'il ne fût pas par delà la mer; mais l'amitié qui le retient dans le dangereux pays des riens, ne l'a pas pu souffrir. Ce pays-ci (charmant d'ailleurs) n'est pas la patrie des gens qui pensent; mais je compte pouvoir dire, comme le fils de l'homme: mon royaume de Cirey n'est pas de ce monde. J'ai bien peur que mon épître ne soit pas dans les deux éditions qu'on a faites à Londres, mais je serais inconsolable si elle n'était pas dans la traduction. Si le traducteur est ami de la reine, il la traduira sans doute. J'espère que vous me manderez ce que la reine en a dit; je ne crois pas qu'elle pense comme mad. la duchesse du Maine qui a trouvé l'endroit de la petite fille du grand Condé assez bien, tout le reste fort médiocre; et surtout elle n'est pas encore revenue de l'étonnement où elle est de voir tant de louanges s'adresser à une autre qu'à elle; elle est ivre de mauvais encens, mais je crois (pour peu qu'elle vive encore) qu'elle aura tout le temps d'en rabattre.
En cas qu'on traduise l'épître, m. de Voltaire a fait du siècle des choses celui des idées; et cela parce que, depuis qu'on a tourné en ridicule, fort de choses(expression de feu mr de la Motte et dont même m. de Voltaire a parlé dans le Temple du goût) le mot de chose est devenu ridicule: aussi vous savez qu'il n'en faut pas tant chez nous, et qu'on est accoutumé à y sacrifier la force, et l'énergie des expressions aux caprices des femmes de la cour.
Je vous avoue que je n'ai jamais connu le sentiment de l'envie que pour vous; mais vous êtes trop heureux aussi de joindre à tous les talents et à tous les goûts le bonheur de pouvoir les satisfaire avec cette liberté qui les fait naître, et qui seule les peut soutenir. Vous avez vu le Jules César de Shakespear; vous allez voir Onfort et Blenkeim, et ce qui est plus rare encore, vous voyez des hommes capables de connaître votre mérite, et dignes de vivre avec vous. Malgré ma jalousie, je partage votre bonheur; et si vous conservez toujours quelque amitié pour moi, et surtout si vous venez me voir, je ne pourrai me plaindre de mon sort.