1768-07-03, de Marie Anne de Vichy-Chamrond, marquise Du Deffand à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous Vous applaudissez peut être monsieur de m'avoir perdûe? oh que non, de telles bonnes fortunes ne sont pas faites pour vous, vous ne me perdrez jamais.
Soyez saint ou prophane Je ne cesseray point d'entretenir une corespondance qui me fait tant de plaisirs; je ne sçavois dependant comment m'y prendre pour la renouer, mais voilà le président qui m'en fournit une occasion admirable; mr Walpole qui a une très belle presse à sa campagne vient de lui faire le galanterie d'imprimer son premier ouvrage, il veut que ce soit moi qui vous l'envoy, il n'oseroit pas, dit il, vous faire lui même un tel présent. Cette pièce et votre Oedipe sont des productions du même âge, mais qui ne sont pas faites, dit il, pour être comparée; je ne décide point entre Geneve et Rome; L'amitié que j'ay pour les deux auteurs me garantit de toute partialité.

Aurai-je toujours à me plaindre de vous monsieur, et faudra t'il que J'Eprouve tous les Jours de nouveaux dégoûts? Je suis sans contredit La dernière à lire toutes vos petites brochures. Ne m'allez pas dire, Je vous le demande en grâce, qu'elles ne sont pas de vous, je ne suis pas assez dépourvû de goût et de Jugement pour ne pas démesler celles qu'on vous attribue d'avec ce que vous faites. Sans mad. La D. de Choiseul J'aurois la honte et encore plus l'ennuy de ne rien lire de vous. Est ce ainsy qu'on traitte sa plus ancienne amie? Vous êtes pis que la Motte et Fontenelle. Ils préféroient Les modernes aux anciens, mais ces anciens étoient morts, et les modernes étoient Eux mêmes; moi Je suis vivante, et ceux que vous me préférez ne vous ressemblent point, mais point du tout monsieur, soyez en persuadé, protégez les comme votre livrée et rien par delà; L'humeur que J'ay contre vous me rend caustique, faisons la paix et reprenons notre comerce.

J'enverray mon paquet à mad. Denis, J'imagine qu'elle a des moyens pour vous faire tenir ce qu'elle veût. Je suis très contente du discour à votre vaisseau; mais pourquoy des coups de patte à ce pauvre Labletterie? ne sçavez vous pas par qui il est protégé?

Enfans du même dieu, vivez du moins en frère.

J'aime votre galimatia pindarique et pardessus tout Je vous aime mon cher et ancien ami.