1776-01-29, de Jean Sylvain Bailly à Voltaire [François Marie Arouet].

Vos observations sont trop bonnes, Monsieur, vos doutes sont trop raisonnables, pour ne pas exiger des éclaircissemens.
On cherche à s'éclairer avec ses Maitres. On est surtout jaloux de l'opinion d'un homme comme vous. Si mes réponses valoient vos lettres, il en naitroit un excellent commentaire de mon ouvrage. Je n'ai garde de refuser grâce aux Bramanes puisque vous les prenez sous votre protection. Ils seroient bien fiers s'ils se connoissoient un pareil défenseur. Plus éclairé qu'ils n'ont pû l'être, vous avez aujourd'hui la réputation qu'ils avoient dans l'antiquité. Vous êtes à la fois l'Euripide, l'Homère du siècle et le grand Brame de l'Europe. On va à Ferney comme on alloit à Bénarès, on en revient plus instruit; car seul vous valez plus que cette ancienne Académie. Il me semble que nous sommes d'accord, Monsieur, pourvu que nous distinguions les temps. Je regarde les Indiens comme les plus anciens Peuples dont la mémoire nous soit parvenuë. Cette idée consacrée dans vos ouvrages philosophiques est trop vraie pour que je m'en sois écarté. Je crois même avoir ajouté des preuves positives à cette antiquité présumée. Telle est l'époque du calcul astronomiques des Indiens qui remonte à 3000 ans avant notre Ere, et une observation des Pleïades qui a la même date. Je sai que, selon eux, le Schas-tah est de ce temps là; mais on pouvoit faire des objections au dire des Indiens, il n'y a rien à répondre aux observations. Je ne doute point des lumières des Brames, toutes les idées philosophiques des Grecs ont été prises chez eux: je leur accorde d'avoir éclairé le monde pendant plus de 3000 ans. Delà nait cette foule de témoignages que l'Antiquité fournit en leur faveur. Mais quelle étoit cette lumière? Etoit-elle née chez eux? Voilà deux grandes questions qu'il n'est pas impossible de résoudre. Ne parlons point des côtes qui ont été ravagées par les Européens, parlons de Bénarès que les Tartares de toutes les nations ont respectée, et où l'on vous assure qu'il y a de vrais savans. C'est précisément parceque Bénarès subsiste, parcequ'elle a conservé son Université, et les livres les plus anciens du monde, que je me crois en droit de juger et ses lumières actuelles et ses lumières antiques, qui à mon avis doivent être les mêmes. La nature peut refuser le génie à certains siècles, mais les connoissances acquises se conservent. Nous n'aurons pas toujours des Dominique Cassini, des Buffon, des Clairaut, des D'Alembert: mais, tant que l'Académie des sciences subsistera, l'instruction sera la même, et le dépôt des connoissances sera conservé. Daignez, Monsieur, écouter Bernier, bon Observateur, Médecin, et le plus philosophe des Voïageurs: il avoit conversé à Bénarès même avec les savans qu'il appelle Pendets. Il nous apprend, comme M. Legentil, qu'ils calculent les éclipses avec assez de justesse: mais en même temps il vous dira qu'ils ont créé deux monstres ou serpens errans pour leur donner la fonction d'éclipser, le Soleil et la Lune. Il vous dira qu'ils croient la Lune lumineuse par elle même, qu'ils la placent 50000 lieues au delà du soleil, qu'ils font la terre plate, avec une montagne au milieu, derrière la quelle le soleil se cache pendant la nuit &c. Ce philosophe qui jugeoit les Brames dans leur païs même est forcé de s'écrier, 'Si toutes ces rêveries sont les fameuses sciences des anciens Brachmanes de l'Inde, on s'est donc bien trompé dans l'idée qu'on en a conçue.' Cependans leurs tables astronomiques sont dignes d'admiration. Si elles ne sont pas tout à fait aussi exactes que les nôtres, elles ont l'avantage d'une élégante facilité. Quand vous comparerez ces chef d'œuvres aux rêveries des Indiens, vous serez sans doute étonné.

Pardonnez, Monsieur, si un astronome qui a médité la marche de la science, qui voit une correspondance nécessaire entre certaines connoissances, pardonnez, dis-je, si cet astronôme ne peut se persuader que le même peuple soit l'inventeur de ces chef-d'œuvres et de ces absurdités. Ils ont été les fidèles dispositaires du savoir des autres; la lumière a été transmise par eux, ce qui suffit bien dans des temps peu éclairés, pour fonder une grande célébrité et pour attirer de si loin les Pythagore et les Zoroastre. Je suis forcé de conclure que leurs sciences ne sont que des débris. Si vous voyiez, Monsieur, une maison de païsan Bâtie de cailloux mêlés à des fragmens de colonnes d'une belle architecture, ne concluriez vous pas que ce sont les débris d'un palais bâti par un architecte plus habile et plus ancien que les habitans de cette maison? Si j'ai placé vers le Nord l'habitation du Peuple antérieur aux Indiens, c'est qu'une infinité de faits m'ont conduit à cette conclusion. Le plus démonstratif sans doute, est celui que j'ai tiré du livre de Zoroastre, où il est dit que le plus long jour d'Eté est double du plus court jour d'hyver.

Prenez garde, Monsieur, que c'est une observation et non pas une découverte. Les habitans de Cashemire placés sous un climat plus méridional n'ont pû la faire, et ce fait démontre absolument que l'auteur du Zend avesta, ou l'auteur des mémoires qu'il a suivis écrivoit sous le parallèle de 49. ou le jour est de 16 heures. Peut-être Zoroastre a-t'il pris ces mémoires chez les Indiens où ils avoient été transportés et conservés; mais il n'en est pas moins évident que ces mémoires ont dû être composés sous le parallèle de 49.: voilà ce qui me paroit décisif.

Si l'on se permet des conjectures qui appuient cette idée, n'est-il pas singulier, Monsieur, que l'on trouve dans les plus hautes latitudes l'origine des années de 6 mois et surtout de celles de 4 mois qui ne peuvent être déterminées par l'astronomie que sous le parallèle de 78.? Et cette fable du Phenix qui existe chez les Peuples du Nord comme chez les Egyptiens? Et cette statue de Janus qui à Rome portoit 300 jours dans une main et 65 dans l'autre, partage de l'année qui ne peut appartenir qu'au 71e. de latitude? Et le deuil d'Adonis de 40 jours qui se rapporte également au 68e.? Il est bien étonnant que ces fables soient liées comme les phénomènes de la sphère et subissent des variations analogues à ces phénomènes du Pôle à l'Equateur. Ces conjectures méritent l'attention des philosophes; rien ne prouve mieux la haute antiquité du Monde. Sans doute aucun Philosophe Grec n'a été s'introduire dans le païs de Gog et de Magog, parceque la philosophie n'y existoit plus de leur temps, et par la même raison qu'on ne va plus chercher de leçons d'Eloquence à Athenes. De plus ce mot de Magog ne vous rappelle-t'il pas celui de Mage qui dans les langues orientales signifie sage? Pourquoi les Peuples septentrionaux de l'Asie sont-ils désignés sous ce nom, si ce n'est par une tradition conservée qu'ils étoient anciennement éclairés? Les Tigres du Nord qui ont dévoré les agneaux du Midi n'avoient ni quart de cercle, ni astrolabe, sans doute, Monsieur; mais observez, je vous supplie, que quand je dis que les Peuples de Tartaries ont été éclairés, je parle de ceux qui existoient 3 ou 4000 ans avant les barbares dont vous parlez. Seroit-on en droit de conclure que la Grece n'a eu ni Sophocle, ni Demosthene, parceque les Turcs qui la possèdent sont féroces, ignorans, et qu'ils dévasteroient maintenant l'Europe si on les laissoit faire? Je ne crois point avoir parlé de bouleversement du globe; j'ai parlé en général d'une grande révolution qui a détruit ce Peuple antérieur comme peuple, mais qui n'a point détruit tous les individus. Je n'ai point dit si cette révolution étoit physique ou politique, parceque je n'en sai rien; mais on peut croire qu'elle fut seulement politique. Il est aisé d'imaginer un essain de barbares sortis du Nord et descendus vers le parallèle de 49. où ils ont tout ravagé par le droit de guerre et de conquête, comme les Huns et les Vandales ont détruit l'Empire Romain, comme les Turcs ont envahi l'Empire des Califes. Ces Conquérans sauvages d'un peuple civilisé, après l'avoir détruit ou chassé, se sont établis à sa place, sont devenus la souche des Tigres qui dans la suite des temps ravagèrent ces belles contrées de l'Inde. On a toujours pensé que l'Astronomie étoit née dans la Chaldée ou dans l'Inde parceque les nuits y sont chaudes et le ciel serein; il étoit naturel de le croire: mais ne seroit-il pas également naturel de conclure que les plus grands progrès de la science y ont été faits? Cependant, vous voyez, Monsieur, que Londres et Paris à qui on doit ces grands progrès sont sous le parallèle de 49 à 50.. La science qui s'est perfectionnée sous ce parallèle a donc pû y être également inventée? Savons nous d'ailleurs si les climats septentrionaux n'étoient pas jadis plus tempérés qu'ils ne le sont aujourd'hui, si la zône torride n'étoit pas inhabitable? C'étoit un préjugé des anciens Grecs et avant eux des Egyptiens qui en devoient savoir quelquechose, puisqu'ils étoient si voisins du Tropique. Ce qui nous paroit aujourd'hui un préjugé peut avoir été fondé sur une ancienne tradition. Ajoutez à ces présomptions les dents d'Eléphant trouvées dans la Siberie, vous acquérerez une probabilité de plus pour le refroidissement de ces climats; mais cette probabilité se changera presque en démonstration si vous lisez le mémoire de notre sage Mairan où il prouve qu'il existe dans le sein de la terre une source de chaleur 25 à 30 fois plus considérable que celle des raïons du soleil. Ce feu central reconnu et démontré, il est naturel d'en conclure que son activité a pû diminuer, et parconséquent que les Régions très froides aujourd'hui ont pu être jadis très habitables. J'ose répéter à l'illustre Philosophe de Ferney que cet accord de l'histoire, de la fable, de l'astronomie et de la physique n'est pas indigne de son attention. Ces conjectures auroient besoin sans doute d'être mûries dans sa tête, d'être embellies par son stile; mais j'ose croire que c'est la faute de leur auteur si elles ne le frappent pas de toute leur évidence. Daignez, Monsieur, me faire part de vos nouvelles observations et me permettre d'y répondre. Ce commerce dont vous réglerez vous même l'étendue, développera et rectifiera mes idées. Le comble de la gloire pour moi seroit de vous ramener, je ne dis pas à mon opinion, mais à celle qui me paroit naitre des faits réunis dans cette lettre ou plutôt dans mon ouvrage. Vous parlez de vous avoir instruit, je m'en sens trop indigne, et mille autres plus éclairés que moi feroient le même aveu; mais si mon ouvrage avoit pû donner une seule idée nouvelle à Monsieur de Voltaire, j'aurois de quoi me vanter à la postérité.

Je suis avec respect, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Bailly