1er juillet [1765]
Je m'attendais bien, Monsieur, à trouver dans votre lettre des choses aimables et polies, et je n'ai point eu assés d'orgeuil pour ne pas les aprécier.
Mais j'ai été singulièrement flaté de l'attention que vous avés daigné donner à l'ouvrage que j'ai eu l'honneur de vous envoier. L'extrait de M. Tolland dont vous avés bien voulu me faire part, renferme en effet toutes les objections que l'on peut oposer à quelques uns de mes indices. Je vous avouerai cepandant avec toute la franchise que l'on doit à un grand homme, que ma cause me paroit toujours beaucoup meilleure que mon plaidoier. Je pense même encore que ce plaidoier tout foible qu'il peut être ne souffre guère de réplique.
Je vais vous parler, Monsieur, d'autant plus sincèrement que vous ête en quelque sorte mon maitre et mon complice. Je dormois d'un sommeil profond lorsque vous m'avés éveillé. Vos sublimes et charmans ouvrages m'ont fait connoitre ma raison et mon cœur dans cet âge fait pour sentir où l'on n'a guère le tems de penser. Vous avés enbelli mes passions, vous m'avez accoutumé de bonne heure à m'occuper des grands objets, à les méditer, à les chérir; vous avés arraché de mon âme les préjugés les plus dangereux et les plus contraires. Combien de fois vous m'avés raccomodé avec le ciel, avec les hommes, avec moi même! Je pense encore à peu près comme vous sur les abus de la religion, j'espère penser de même toute ma vie. Je ne crois guère aux athées; je plains beaucoup ceux qui auroient envie de le devenir; j'abhorre comme vous les fanatiques. Hélas, Monsieur, tout homme né pour aimer avec passion Alvarés, la Henriade, et surtout vôtre religion naturelle, n'en recevra jamais qu'une douce et bienfaisante! Il ne se persuadera point que le Dieu créateur, après avoir damné Socrate parce qu'il n'étoit pas juif, donne ensuitte un repentir salutaire à l'âme atroce qui sur l'échaffaud n'a plus rien de mieux à faire que de craindre et de prier!
D'après ces réflexions que vous m'avés fait faire dès que j'ai commencé à raisonner, vous sentés bien, Monsieur, que je ne tardai pas à penser qu'il falloit que les dogmes que l'on m'avoit enseignés fussent faux et absurdes, ou qu'on les eût étrangement défigurés. J'allois prendre le parti de nier toute espèce de révélation parceque celà me paroissoit plus facile et plus court quand par bonheur je m'aperçus que les plus raisonnables de ceux qui professent nôtre religion, ne soutiennent point opiniâtrement ces horreurs qui m'avoient épouvanté. Pour les mistères qui ne révoltent que l'esprit, il est vrai que je ne m'en suis guère inquiété parceque je les ai toujours trouvé si fort audessus de ma raison comme ceux de la nature, que je n'ai jamais crû pouvoir les attaquer avec succès. J'étois dans ces dispositions lors que j'eus quelques momens de loisir. Je les emploiai à examiner avec toute l'attention dont je puis être capable, si le fond de notre croiance étoit apuïé sur quelques faits incontestables.
Vous savés, Monsieur, puisque vous avés eu la patience d'achever le Pyrrhonien, que je respecte beaucoup les preuves morales d'un certain ordre. Vous savés aussi que je ne regarde les objections qu'on peut leur oposer, que comme des inductions négatives et isolées qui par conséquent n'ont aucune valeur. Tout ce que j'ai dit sur la nature des preuves morales me paroit, je vous l'avoue, d'une grande solidité. Il me semble même que ce devroit être là du simple bon sens.
Au reste, outre que la métode dont je me sers me paroit devoir prévenir toutes les difficultés, je vous dirai naïvement, Monsieur, que ces difficultés m'ont toujours paru si foibles, et pour l'ordinaire si loin de l'état de la question, que les meilleurs livres contre la religion me l'ont encore mieux persuadée que ceux où l'on cherche à l'établir. Cepandant, comme il faut autant que l'on peut, tâcher de parler à tous les esprits quand on a la fantaisie de parler au public, j'avois essaié de répondre aux objections les plus pressantes, quoique je n'en fîsse nul état. Ces réponses étoient même insérées dans un volume qui devoit paroitre incessamment; et comme j'avois prévu quelques unes des objections de M. Tolland, il me sera facile de répondre par ordre, non seulement à M. Tolland, mais encore à l'excellente lettre du Caloyer et aux meilleurs ouvrages de cette nature.
Je vous dirai d'abord, Monsieur, que la prétendu inéxistence de Moise me paroit la plus inutile et la moins vraisemblable de toutes les fables. Voici ma raison. On ne peut douter, ce me semble, que les juifs n'aient eu un premier Législateur. Ce Législateur est sûrement assés ancien. Il importe peu qu'il se soit apellé Moise. Il est certain qu'il pouvoit s'apeller ainsi; et il est très probable qu'il a porté pandant sa vie le nom qu'on lui a donné après sa mort. Au surplus, la pluspart des anciens ont parlé de Moise, entre autres Manethon, qui dit que Moise étoit prêtre d'Heliopolis, et qu'il prit ce nom lorsqu'il quitta l'Egipte avec les Lépreux qu'il conduisoit. C'est ce que raporte Josephe dans sa dispute contre Appien.
Je ne suis guère plus frapé de la difficulté que l'on trouve à suposer que Moise ait pu écrire dans le désert les cinq livres qui composent le Pentateuque. 1. il paroit par des monuments très anciens que du tems de Moïse l'Ecriture étoit déjà trouvée. 2. tout ce qu'il y a d'important dans cette histoire pouvoit être renfermé dans un petit nombre de mots ou de figures hiérogliphiques dont l'usage est sans doute presque aussi ancien que l'univers. 3. vous savés, Monsieur, que j'aime autant croire que Moise n'a point écrit lui même son histoire, vous savés que je ne soutiens point la lettre de cette histoire, et qu'il m'est très commode de ne la point soutenir.
Il me paroit encore très évident que Moïse est beaucoup plus ancien qu'Homère et Hésiode, comme le pensent nos meilleurs critiques et même les plus incrédules. Mais quand on ne remonteroit pas plus haut qu'Esdras, parcequ'on regarderoit cet Esdras comme le rédacteur des cinq livres attribués à Moise, ces livres qui n'auroient certainement point enseigné aux hommes de ce tems là des choses absolument nouvelles, cette compilation qui auroit pu avoir dès lors une grande autorité, seroit encore beaucoup plus ancienne, à partir de l'instant où on l'auroit rédigée, que toutes les histoires qui du tems des Romains avoient quelque autenticité. Je pourrois m'apuier ici des témoignages de Varron, de Pline, et de ceux de la pluspart des Epicuriens si versés dans l'histoire ancienne, si curieux des premiers monumens. Vous savés, Monsieur, qu'il croioient le monde très nouveau; vous savés qu'ils prétendoient qu'on ne pouvoit, si l'on vouloit trouver quelque certitude dans l'histoire, remonter plus loin que le siège de Troïe et la guerre de Thèbes. Ils défioient leurs adversaires de les confondre par quelque monument un peu autentique, ou par quelque chronologie raisonnablement apuiée. Ils se moquoient aussi de l'antiquité prétendue de Zoroastre et de celle de Mercure trimegiste. On peut ajouter à ces observations l'antiquité du Pentateuque samaritain dont personne n'ose plus douter. Si l'on joint à toutes ces preuves la chronologie de Moïse qui s'accorde pour le fond beaucoup mieux que toutes les autres avec les marbres d'Araudel; si on fait quelqu'une de ces réflexions, je crois que l'on estimera un peu davantage l'antiquité de nos livres; si on les fait toutes ensemble, on aura peutêtre quelque peine à disputer sur le reste.
On peut répondre aussi facilement à la grossiéreté prétendue et à l'extrême ignorance du peuple juif. Je suis seulement étonné que M. Tolland veuille insister sur un pareil moien. Je le crois très dangereux pour la cause qu'il veut soutenir. Il me semble que nôtre respect pour les livres de Moise devroit croître en proportion de ce que nous mépriserions davantage le peuple qui nous les a conservés. Quand je ne verrois dans ces malheureux Juifs que le plus imbécille de tous les peuples, quand je penserois qu'Esdras a accomodé nos livres comme il lui a plu, j'y verrois toujours trois ou quatre faits assomans et incontestables.
Il est certain que ces imbécilles Juifs ont adoré le Dieu créateur, le Dieu unique pandant que les sages d'Egipte et de Caldée adoroient des crocodiles et des chats. Vous savés que les Athéniens ont fait mourir Socrate pour avoir dit à ses amis qu'il n'y avoit qu'un seul Dieu.
Vous n'ignorés pas sans doute que le Timée de Platon, son plus bel ouvrage, est bien inférieur à la première page de la Genèse, qui renferme tout ce qu'il y a de bon dans le Timée. Il est encore évident que cette première page s'accorde mieux que tous les anciens philosophes avec ce que la philosophie de nos jours (Je parle de la vôtre, de celle de M. Haller, et de celle des grands hommes du dernier siècle) nous enseigne de plus grand, de plus vraisemblable, et de mieux attesté par l'expérience et la raison. Il est certain encore que les fables de Moise (si l'on prend nos livres pour des fables) sont aussi supérieures aux autres fables que celles d'Alzire et de Brutus le sont à celles de Zelmire et du siège de Calais.
Je vous avoue que je ne conçois pas comment on peut nous dire sérieusement (car c'est précisément là ce qu'on nous dit): La religion des Juifs est un tissu de mensonges et d'absurdités; ce peuple est le plus imbécille des peuples; il a imité grossièrement les fables de l'antiquité, les livres de Moise sont méprisables et peu anciens. Nous soutenons ces quatre assertions, quoique nous voïons bien que ce peuple a l'air d'être attaché depuis long tems à ses principes et à sa loi, quoiqu'il soit le seul de tous les peuples qui ne se souvienne pas d'avoir eu d'autre religion que le culte du vrai Dieu, quoique sa mitologie soit infiniment plus belle et plus raisonnable que toutes les autres, quoique la plupart des faits extraordinaires que nous raconte Moise soient attestées universellement par la plus ancienne tradition, quoique ces livres ne paroissent composer qu'un seul tout avec une multitude de fragments de l'histoire du genre humain, qui semble n'avoir été connue que pour être défigurée diversement par tous les peuples du monde.
Il est bien étonnant, Monsieur, que l'on tourne toujours en objections les preuves invincibles de l'autenticité de nos livres! Il est bien bisarre que l'on veuille faire valoir contre nous l'unité d'une tradition universelle et immémoriale qui n'a quelque suitte et quelque majesté qu'entre les mains de celui qu'on accuse de l'avoir grossièrement imitée!
N'est il pas d'ailleurs également impossible ou que le genre humain ait parfaitement oublié son histoire, ou que toutes les nations aient apris par hasard une autre histoire qui, n'étant pas celle du genre humain, est cepandant partout à peu près la même? Dira-t' on qu'un seul peuple a égaré tous les autres? Mais quel tems choisira t'on pour rendre ce fait un peu vraisemblable? Prendra t'on celui où les peuples étoient encore barbares ou celui où ils étoient policé? S'ils étoient barbares, la communication que l'on supose, est impossible; s'ils étoient policés, ils avoient leur religion, leur culte, leur philosophie, leurs erreurs. Eh! d'ailleurs qui a pu tromper ce misérable peuple? Si le genre humain étoit encore ignorant et stupide, comment a t'il inventé ces sublimes chimères? Comment les a t'il crues respectables et anciennes, s'il commençoit à s'éclairer? Mais il est impossible de dire sérieusement que toutes les nations du monde ont consenti à troquer leurs traditions et leurs fables contre celles de ce peuple privilégié. Ces raisons, Monsieur, me paroissent bien fortes; et l'on peut y joindre, à ce que je crois, des inductions bien pressantes pour celui qui admet un Etre créateur. Un esprit d'une si bonne trempe croira sans doute assés volontiers que le monde n'a commencé qu'il y a environ six mille ans. N'est ce pas là le cas de dire avec le Misantrope que le tems ne fait rien à l'affaire? Eh! ne vaut il pas autant ne donner au monde que cinq ou six mille ans, d'après une histoire qui a quelque suitte et quelque notoriété, que de se perdre dans des siècles infinis, d'après des fables généralement méprisées qui se détruisent mutuellement? Ces dix générations que Moise compte depuis Adam jusqu'à Noë, valent sans doute les dix Dieux ou demi Dieux qui, selon Manéthon et les plus anciens auteurs Caldéens, ont régné successivement jusqu'au déluge. Noë est encore un peu plus célèbre que ce Xiturus sous qui arriva le déluge dont parlent ces anciens auteurs. La Longue vie des Patriarches n'est certainement pas moins vraisemblable que les saaros de trois ou quatre mille ans qui ne composoient que les premières années du règne des premiers souverains de l'univers. C'est pourtant, Monsieur d'après ces pitoiables saaros, et d'après les traditions obscures des Chinois et de quelques autres peuples, qui ne croient guère eux mêmes à leurs traditions, c'est d'après de pareils titres que l'on juge le monde si ancien! Voilà comme est apuiée la chronologie que l'on opose à celle des livres de Moise! Il est bien singulier que l'on ne respecte dans ces fables que ce qui paroit le plus incroiable, ou le mieux démenti, et qu'on les méprise sur tous les autres points où elles s'accordent universellement avec Moise, et avec les annales de tous les anciens peuples!
Je n'ai jamais compris non plus comment le chr Marsham, qui ne manquoit ni de lumières, ni d'érudition, a cru diffamer les livres de Moïse en recueillant si précieusement tous les fragments qui en constatent l'intégrité. Comment ne s'est il pas aperçu qu'en montrant que la pluspart des coutumes et des cérémonies pratiquées par le peuple juif, l'ont été par les plus anciens peuples (comme il l'a très bien prouvé) il en résultoit au moins que ces livres et ce peuple devoient être fort anciens? Comment a-t'il pû encore confondre ce que le Pentateuque nous aprend de l'histoire du genre humain, avec ce qui est particulier aux Juifs? Quand Moïse raconte l'histoire du genre humain, ne doit on pas le croire d'autant plus volontiers qu'il s'accorde mieux avec la tradition la plus universelle? Et si l'on dit que dans les choses qui sont particulières aux Juifs, leur historien s'est aproprié d'anciennes fables, comment prouvera-t'on que ces fables sont plus anciennes que cette histoire que l'on vient de prouver si ancienne et qui a beaucoup plus de suitte et de notoriété que ces fragmens si monstrueux et si défigurés?
Je vous avoue, Monsieur, que de quelque côté que je me tourne, je trouve partout l'unité de cette première tradition que les seuls Juifs paroissent avoir conservée dans toute sa pureté Mais je vous dirai plus: j'aurois bien peu de respect pour la tradition des Juifs et pour leurs plus anciennes cérémonies, s'ils paroissoient dès leur origine n'avoir rien eu de commun avec tous les autres peuples. Heureusement il s'en faut bien que cela soit ainsi. La coutume de fêter le septième jour, cette coutume aussi ancienne que le monde, les sacrifices de reconnoissance et d'expiation, ce tabernacle, ce coffre portatif, ces observances, ces mémoriaux de tout espèce qui devoient intéresser toutes les nations, parcequ'elles leur rapelloient leur source commune et leur première égalité, ces monumens de toutes les sortes doivent être chez les anciens Juifs comme chez tous les peuples du monde, si Moise ne nous en a point imposé. Eh! voilà précisément, Monsieur, ce qui me raccomode avec quelques cérémonies particulières aux Juifs, car en vérité je ne m'accoutume pas plus que vous à la prédilection de ce misérable peuple. Je trouverois même cette objection insoluble s'il falloit absoluement ne rien croire, ou damner pandant vingt siècles tous ceux qui n'ont point été circoncis.
Je ne pense pas non plus comme M. Tolland sur la conservation des livres sacrés. S'ils ont survécu à la destruction de Jérusalem, ils ont dû survivre au désastre arrivé sous le règne d'Ezechias. La conservation de ces livres depuis la destruction du dernier temple prouve, si je ne me trompe, qu'ils avoient la vie dure, et que le peuple qui les a conservés si précieusement étoit naturellement très amoureux de l'antiquité, très opiniâtre, et très attaché à ses principes et à ses livres. Après cette expérience, il n'est pas bien aisé de concevoir comment on auroit autrefois trompé ce pauvre peuple, comment on auroit pû changer sa première croiance, comme on lui auroit fait abjurer son premier culte, en lui persuadant que ses ancêtres avoient vû une foule de prodiges dont ses pères n'avoient jamais entendu parler.
Au surplus vous savés bien, Monsieur, que je ne donne chacun de mes indices que comme une simple induction. J'avouerai, si l'on veut, quoique je sois bien éloigné de le penser, que la conservation des livres sacrés peut s'expliquer facilement. J'accorderai même contre mon sentiment, que la longue durée du peuple qui les a conservés si précieusement, ne doit pas faire une grande impression sur un esprit raisonnable. Je ferai ces aveux tant que l'on voudra, mais de quoi je ne conviendrai jamais, c'est que l'on ne doive pas trouver très extraordinaire que les Juifs soient à la fois existans et dispersés depuis dix sept siècles; que ce peuple soit le seul qui ne se souvienne pas d'avoir adoré les faux Dieux; (Il est vrai que les Juifs ont souvent mêlé le culte des idoles à celui du vrai Dieu, mais c'étoit par une transgression formelle de leur loi. Il est certain que c'est le seul de tous les anciens peuples dont la loi prescrivoit de n'adorer qu'un dieu unique, le dieu créateur); qu'il ait soigneusement conservé des livres qui paroissent aussi anciens que sa religion et son histoire; qu'il les ait regardés dans tous les tems comme ses archives et celles de l'univers; que ces livres soient aujourdui les plus autentiques de tous les livres que l'on croit anciens; qu'ils renferment la meilleure chronologie; qu'ils s'accordent mieux avec toutes les mitologies qu'elles ne s'accordent entre elles; que tous les écrits des poëtes et des premiers historiens ressemblent qu'à de mauvaises copies que le tems a défigurées; et enfin pour achever le tableau, que le même peuple qui a si fidellement conservé ces livres extraordinaires, soit aussi le seul de tous les peuples qui ait attendu un Messie, un rédempteur du genre humain. Croiés vous, Monsieur, que cet amas de singularités si analogues aux vérités de la foi puisse être sérieusement comparé à la douteuse antiquité des Parsis et des Zambians, et aux lambeaux épars de leur Zend et de leur Védam?
Je trouve aussi peu de fondement dans le reproche que l'on fait aux auteurs sacrés de n'avoir pas exprimé plus clairement le dogme de l'immortalité de l'âme. J'ai toujours été surpris que ceux qui ont trouvé cette objection pressante n'aient pas fait une réflexion bien naturelle. Ils auroient dû s'apercevoir que si l'on prouve la Divinité et l'autenticité de l'ancien testament par la notoriété et la liaison de quelques faits importans et singuliers, une fois que l'on auroit rempli cette tâche, il seroit assés inutile de s'amuser à disputer sur le reste. Ignore-t'on que tout l'ancien testament retentit de cette fameuse promesse d'un messie sur laquelle toute nôtre religion est fondée? Répondra t'on que les Juifs n'ont jamais espéré qu'un Messie qui les mettroit en possession de toutes les richesses de la terre? Cette objection auroit, je pense, le plus grand défaut qu'une objection puisse avoir. Elle tendroit seulement à mettre en fait ce qui est en question, puisque suposant la religion vraie, le Messie des chrétiens a dû être rejetté par les Juifs. Mais il y a plus: on peut prouver en rigeur par des livres écrits dans toutes les langues, par le Talmud des Juifs, par leur Misdhrasim, par leur paraphrase caldaïque, et par une foule d'autres livres qu'ils avouent et qu'ils respectent encore aujourd'hui, on peut même prouver par une tradition orale qui n'est point encore éteinte, que les plus habiles Rabbins ont parlé du règne spirituel du Messie. Chicanera-t'on sur ce que cette croiance ne fut pas uniforme? Il me semble qu'il suffit aux chrétiens de prouver qu'une ancienne tradition des Juifs et que la pluspart de leurs meilleurs auteurs ont pensé comme nous sur cet important objet. Mais d'ailleurs on ne peut absolument ignorer que le dogme de l'immortalité de l'âme a été constamment reçu par le corps de la nation juive. On sait que la secte des Saducéens qui nioit une autre vie, étoit nouvelle et très méprisée. On sait aussi que les pontifes et les magistrats de cette nation prétendoient, du tems de Jesus Christ, que l'âme étoit immortelle et assurément on ne peut conclure de ce qu'ils avoient alors cette opinion qu'ils ne l'avoient pas quelques siècles auparavant. En voilà bien assés, je pense, pour tâcher de trouver dans les livres des Juifs une vérité si raisonnable et si consolante. (De plus ce qui m'empêche d'en douter le moins du monde, ce sont les livres même des Prophètes qui, certainement sont fort anciens. Ces livres parlent clairement du dogme de l'immortalité de l'âme. Si vous vous êtes donné la peine de lire avec attention, je suis persuadé que vous avés trouvé presque à chaque page les admirables dévelopemens de cette utile vérité. Je suis convaincu que vous n'avés pû vous empêcher d'en conclure que les Prophètes n'ont fait que mettre en lumière la tradition la plus ancienne. Peut on douter que les cinq livres de Moise n'aient été respectés par les Prophètes, par le peuple, par tous les auteurs de la tradition orale et écrite? Il est impossible que la tradition dont je parle n'ait fixé le sens qu'il falloit donner aux dogmes contenus dans ces livres. Au surplus je pourrois même citer bien des passages de la Genese qui me paroissent assés pressans, et qui pouvoient être bien plus décisifs dans la langue originale).
Je vous dirai, Monsieur, avec la même franchise que toutes les objections que l'on peut faire sur le nouveau testament me paroissent aussi peu sérieuses que les précédentes. Outre que la pluspart de ces objections sont elles mêmes très faciles à réfuter, leur force, si elles en avoient, dépendroit d'un principe faux et insoutenable. Pour leur donner quelque crédit, il faudroit partir de la nécessité d'une inspiration littérale, ce qui m'a toujours paru souverainement absurde. Ne pensés vous pas, Monsieur, qu'il s'agit bien moins des contradictions et des erreurs qui peuvent se trouver dans un livre, que de l'ensemble de ce livre, des vérités qu'il paroit contenir, et des preuves qui peuvent les confirmer? Ne pensés vous pas que ce qui nous est une fois démontré doit nous l'être toujours, et que les erreurs ne peuvent faire aucun tort aux vérités? Mais je ne conçois même pas comment on peut se figurer que le maitre du monde qui n'agit à la longue que par des loix générales, a dû se mêler des points et des virgules, et des tours de phrase qui donnent souvent le change à un esprit ordinaire. Il faudroit donc que Dieu eût pris la peine d'écarter, depuis le commencement des choses, tous les ignorans, tous les fanatiques, tous les fripons, et tous les imbécilles qui ont voulu copier, traduire, paraphraser, ou corrompre ces excellens écrits. N'est il pas, Monsieur, beaucoup plus raisonnable de penser que c'est à la nature des faits, à leur ordre, et au cri des nations à démontrer l'intégrité des livres qui assurément ne peuvent avoir besoin de cette exactitude minutieuse, parcequ'ils ne peuvent jamais se prouver par eux mêmes? Encore un coup, il ne s'agit point de tout ce que ces livres contiennent, il s'agit seulement de quelques faits que je ne pourrois m'empêcher de croire quand les quatre Evangiles n'auroient jamais existé.
Heureusement je ne suis pas le seul qui ait eu cette pensée. Vous savés sans doute, Monsieur, que tous les auteurs protestans, les plus éclairés défenseurs de notre religion, ont toujours suivi cette métode. Voici quelque chose de mieux. Les incrédules eux mêmes, ont si bien senti l'inutilité de ces sortes d'objections qu'ils ont été forcés de prendre un parti très violent. Ils ont tous vû qu'il ne falloit compter l'établissement du christianisme que depuis la prise de Jerusalem par Tite. Ce n'en étoit point encore assés. Pour atténuer la force de nos témoignages, ils ont été forcés d'insinuer que la religion n'avoit commencé à faire quelque figure dans le monde que sous le règne de Constatin: comme s'il ne falloit pas qu'elle fût dès lors considérable pour qu'un Empereur eût à la fois le projet de s'en servir et le pouvoir de la protéger!
Je vous avoue, Monsieur, que je n'ai jamais pû goûter cette hypothèse. Je l'estime en vérité un peu moins que l'histoire du petit Poucet et celle de la barbe bleue, Je ne conçois pas comment l'établissement de la religion des chrétiens devient plus vraisemblable deux ou trois cents ans après la mort infâme de leur chef, lorsque les têtes étoient refroidies, et que cette superstition étoit presque oubliée. Je conçois moins encore comment on ne se rapelle pas que Suétone a parlé des chrétiens comme d'une secte d'enchanteurs (Je sais que l'on peut disputer sur l'expression de Suetone, mais il suffit qu'il ait parlé des chrétiens avec quelque animosité), et que Tacite a dit que ces hommes abominables (car c'est là son expression) étoient déjà remuans et nombreux sous le règne de Néron qui en fit mourir un grand nombre. On devroit se ressouvenir aussi que Pline le jeune, contemporain de Tacite, esprit moins brillant, mais plus modéré, a vanté les vertus des premiers chrétiens en plaignant leur folie et leur superstition. Il ajoute même que de son tems, c'est à dire, soixante années après la mort de Jesus Christ, ils remplissoient les villes et les campagnes.
Si vous daignés, Monsieur, faire un moment d'attention aux inductions qui résultent de ces témoignages contradictoires, vous verrés peutêtre qu'il n'y a que le Père Hardouin qui eût pû éluder la force étonnante de ces preuves; vous verrés que pour douter un peu de l'autenticité de nôtre religion quelques années après la mort de Jesus Christ, il faudroit commencer par se débarrasser des auteurs profanes et sacrés qui ont écrit dans les douze premiers siècles. Ce n'est pas le tout; il faudroit aller beaucoup plus loin. Il faudroit joindre à cette étrange hipothèse une suposition plus incroiable que la première; il faudroit penser que des fourbes sublimes et stupides ont fabriqué de nouveaux livres capables de déshonnorer le christianisme dans l'esprit du vulgaire qu'il falloit tromper, et cela dans le frivole espoir que les aveux des auteurs paiens environnés d'injures et de blasphêmes persuaderoient, un jour, un petit nombre de gens d'esprit. Et d'ailleurs à quoi serviroit cette absurde suposition? En décriant l'intégrité de tous les livres possibles, on ne pourroit plus nous chicaner sur les circonstances de quelques uns de nos faits; on n'auroit plus d'objections à nous faire. La tradition orale déposeroit encore en nôtre faveur, tandis que l'établissement du christianisme et la durée du peuple juif suposeroient toujours la pluspart des faits que l'on veut nous disputer. Vous voiés bien, Monsieur, que le plus court est encore d'avouer l'intégrité de ces livres des paiens qui prouvent invinciblement la rapidité des premiers progrès de nôtre religion. Cet aveu est pourtant d'une grande importance; il constate la célébrité de certains faits miraculeux qui ne peuvent guère être douteux, s'ils ont eu d'abord la plus grande autenticité.
Permettés moi, Monsieur, de m'arrêter ici un moment pour faire une réflexion qui se présente, ce me semble, bien naturellement à l'esprit. Comment ne tient-on pas une cause pour perdue et perdue sans ressource en voiant qu'il faut renoncer à une objection qui fait tout son apui? Quiconque a fait la suposition que je viens de détruire en a sans doute compris l'importance et la nécessité. Comment ne pas en conclure qu'il faut ou que l'affaire soit bien mauvaise, ou que le raisonnement ne soit pas tel qu'on l'avoit cru? Dans le premier cas, il est difficile de ne pas incliner pour la vérité de la religion; dans le second, il faut, je pense, se défier un peu à l'avenir de toutes les objections que l'on peut faire.
Vous sentés de reste, Monsieur, la force de cette réplique; mais ceux qui ne seroient pas capables de la sentir n'en seroient pas plus avancés. Au lieu d'examiner si soigneusement les objections et les réponses, ils ne pourroient dans le fond de leur âme se dissimuler la force qui résulte des témoignages successifs des auteurs sacrés, encore certifiés par les libelles de nos adversaires, qui citent comme les Pères des premiers siècles une multitude de passages de nos Evangiles tels que nous les lisons aujourdui. Celui qui pense à cette chaine d'Ecrivains sacrés, de controversistes, de persécuteurs et de martirs, doit avoir quelque peine ce me semble à croire que le mensonge puisse ressembler si fort à la vérité. Eh! n'est ce partout le contraire qui devoit arriver? Si la religion est fausse ses preuves ne devroient elles pas tomber en ruine de toutes parts, dès qu'on se donne la peine de les examiner?
En vérité, Monsieur, plus je pense à ce que pourroit raisonnablement exiger l'incrédule le plus difficile, moins je conçois comment on ne convient pas que les choses ont dû se passer à peu près comme elles se sont passées en effet. Oui je suis persuadé qu'un homme raisonnable qui auroit ignoré toute sa vie la force et la nature de nos preuves, pourroit en exiger de semblables, en croiant peut être demander l'impossible. Il pourroit fort bien dire à ceux qui défendent les vérités de la foi: Si cette religion est véritable, si les apôtres ne nous en ont point imposé, ils ont dû signer de leur sang les instructions qu'ils nous ont données. Si la crainte des tourmens a pû les ébranler, la religion n'a dû s'établir que longtems après leur mort; s'ils ont été timides, leurs successeurs n'ont pas dû être plus hardis. Il est certain que l'on a dû persécuter les apôtres s'ils ont voulu renverser l'idolâtrie; ils ont même dû s'attendre à la persécution; et l'on a dû poursuivre les seconds prédicateurs avec plus de fureur que les premiers. On n'a point dû retrouver le corps de cet étonnant sectaire; et si on ne l'a point retrouvé, on ne doit voir dans aucun des ouvrages des Pères les réponses qu'ils n'auroient point manqué de faire à cette importante objection.
Enfin, si la religion s'est promptement établie, il doit exister des libelles faits contre les chrétiens, ou du moins des fragmens de ces libelles qui doivent paroitre à peu près aussi anciens que les livres des apôtres. Tout doit prouver la grande notoriété de cette incroiable religion. Dès qu'on a commencé à la publier, elle a dû étonner l'univers et même le ravager. Dès qu'elle s'est montrée avec quelque éclat, une foule d'hérésies a dû naitre de l'entousiasme ou de l'orgeüil de quelques uns des premiers chrétiens, du fanatisme de la religion, de celui de la philosophie et de l'amour de la nouveauté. Mille sectes différentes auront sans doute déchiré le sein de l'Eglise naissante. On aura fait des Evangiles pleins d'extravagances et de puérilités qui n'auront pas longtems duré, parce que l'autenticité des premiers ne pouvoit manquer de les détruire. La pluspart des auteurs päiens ont sans doute cherché à décrier le christianisme. Plusieurs ont dû calomnier les chrétiens, d'autres les défendre, tous les désaprouver. En un mot si cette religion est véritable ses premiers progrès ont dû être frapans et rapides; ces turbulens chrétiens doivent être déjà nombreux et häis sous le règne de Néron, c'est à dire au tems où l'on prétend que les apôtres ont prêché leur Evangile. Enfin s'ils n'en ont point imposé, Josephe, que l'on dit si exact et si éclairé, a dû parler de Jesus Christ comme d'un homme très extraordinaire, s'il en a parlé effectivement; ou plustôt Josephe aura dû garder un profond silence par respect pour sa secte ou pour la vérité. (Le silence de Josephe, si le fameux passage est interpollé comme je n'en doute pas, ce silence affecté prouve à mon avis bien plus que son témoignage. Il est certain que Josephe parle de toutes les sectes que l'on voioit parmi les Juifs, et surtout de celles qui existoient encore de son tems, et que par conséquent il ne pouvoit ignorer ce que les auteurs paiens avoient sçu et dit de celle des chrétiens.)
Trouvés vous, Monsieur, ces réflexions bien absurdes? Mais examinons de plus près qu'on ne l'a encore fait, un raisonnement très rebattu qui m'a toujours paru d'une extrême solidité. Je vais tâcher de simplifier infiniment la question. Si vous aviés vécu immédiatement avant l'établissement de la religion chrétienne, n'auriés vous pas crû qu'une infinité de combinaisons possibles pouvoit empêcher qu'elle ne s'établît? N'auriés vous pas cru que ce phénomène incompréhensible n'avoit pour lui qu'une combinaison unique, pandant que toutes les autres combinaisons possibles devoient naturellement l'empêcher? Je suis persuadé que vous en auriés pensé à peu près autant de l'existence et de la dispersion du peuple juif. Si dans le tems que cette réflexion vous auroit passé dans la tête, quelqu'un vous avoit dit que l'on pourroit peutêtre trouver un jour le moien d'expliquer humainement à force d'esprit des phénomènes si singuliers, n'auriés vous pas répondu, que si ces événemens pouvoient avoir lieu quelque jour, rien ne pourroit balancer dans la suitte le raisonnement simple et naturel que vous aviés fait d'abord?
Permettés moi une comparaison. Je supose qu'un homme, que vous prendriés pour un charlatan, se disant inspiré, vous promette de deviner quatre ou cinq fois de suitte la pensée la plus extraordinaire qui puisse vous venir dans l'esprit, et qu'il vous tienne ce qu'il vous a promis. Vous amuseriés vous alors à faire des raisonnemens ingénieux et subtils pour expliquer comment le hasard l'a si bien servi? Je suis certain, Monsieur, qu'en pareil cas vous penseriés à peu près comme le peuple. Plus vous avés de génie, moins vous feriés d'effort pour résister au premier instinct de la nature et de la raison. J'ose ici vous interroger. Dites moi, je vous prie, si je vous ai mal deviné, ou si ma comparaison manque de justesse? Mais si nous voulions bien chercher la cause de cet assentiment irrésistible, tout autrement respectable que celui qui s'achette à plus haut prix, nous trouverions peutêtre que cette sorte de preuve a une force infinie parce qu'elle ne peut jamais être balancée que par des démonstrations contraires mathématiques ou métaphisiques, dans toute la rigueur du terme, ce qui paroitra toujours aux gens sensés métaphisiquement impossible.
Toutes ces raisons, Monsieur, et plusieurs autres m'ont réduit à recevoir quelques mistères dont je n'ai jamais pû me débarrasser. Forcé d'admettre cette étonnante religion, je tâchois de ne la voir qu'en beau. Je ne voulois renoncer à aucune évidence. Celle des vérités morales est certainement la plus sacrée. Je ne pouvois me figurer que les notions inébranlables de la justice et de l'humanité pouvoient être obscurcies par des prophéties ou des prodiges. Je tremblois de häir ce Dieu qu'il me falloit absolument croire et adorer. Au milieu de ces affligeantes pensées, je fis heureusement une réflexion qui me consola. Je vis que les mêmes raisonnemens qui préviennent une foule de petites objections me défendoient aussi d'avoir le même respect pour tous les détails de ces admirables livres. Il me parut que quelques faits douteux et quelques phrases louches et choquantes que l'on pouvoit avoir défigurées, ne pouvoient porter atteinte aux vérités utiles et incontestables. Je crois apercevoir encore que ces livres vus par le détail, ne respirent pas absolument partout le même esprit et les mêmes principes, quoique les mêmes principes résultent nécessairement de leur totalité. Je me souvins que M. Bossuet, M. Huet, et tous les théologiens qui savent autre chose que de la théologie, étoient toujours convenus que ces livres devoient avoir été quelque fois altérés. S'ils l'ont été, comme cela est assés vraisemblable, n'est il pas fort raisonnable de penser que tout ce qui nous semble odieux et insensé (si cela l'est en effet) peut être le fruit de l'intérêt de l'ignorance ou de la mauvaise foy? On sent bien qu'un mot de plus ou de moins peut changer le sens d'une phrase et ne peut changer celui d'un livre. Voici un exemple qui me paroit assés sensible. Vous savés que M. Dalembert a assés mal traduit Tacite. Souvent il court encore plus après l'esprit que son original. Il le gâte presque toujours lorsqu'il veut l'embellir. Et comme il y a des gens qui ont encore moins de goût et de talent que M. Dalembert, on pourra faire dans la suitte cent autres traductions de Tacite beaucoup plus mauvaises que la sienne. Une de ces traductions peut se conserver, les autres se perdre, la langue latine s'oublier. Si cette dernière traduction avoit d'abord quelque autenticité, ne seroit il pas moralement impossible que le fond des faits ne restât pas toujours à peu près le même? Certes quand on y feroit quelque changement, jamais Néron ne deviendroit un bon homme, ni Agrippine une femme sans intrigue ni sans ambition.
Appliquons cet exemple à la question dont il s'agit entre nous. N'est il pas évident qu'un petit nombre de faits certains et de maximes sages et utiles peut nous forcer à recevoir les principales vérités de la foi? En faut il davantage pour reconnoitre une révélation et pour en profiter? Les importantes vérités une fois reconnues ne seront elles pas elles mêmes le creuset où devront s'épuiser les faits plus douteux et les maximes louches et équivoques?
Je remarquerai surabondamment que les cinq livres de Moise qui composent le Pentateuque, sont à ce que je crois tout autrement respectables que ceux des Juges, des Rois et même des Prophètes, qui ne peuvent mériter quelque attention que par leur conformité avec les événemens postérieurs. Assurément, Monsieur, il n'en est pas de même de ceux de Moise. Ils ne contiennent pas seulement l'histoire du peuple juif; ils sont les archives du genre humain, et ils renferment la promesse de l'Envoié des nations et le dévelopement de toute la religion naturelle dans les dix commandemens qui furent donnés sur le mont Sinaï. En considérant le Pentateuque sous cet unique point de vue, il ne présente à ce qui me semble rien que de raisonnable et de grand. Je trouve encore que sur les détails que j'abandonne assés volontiers, on nous fait quelques chicanes très injustes. On a tort, par exemple, de nous reprocher le massacre de toute une ville par Simeon et Levi. On oublie que l'historien nous fait entendre que le Dieu de bonté condamna ces horreurs, puisque le Patriarche mourant, que Moise supose inspiré, maudit les auteurs de cette barbarie lorsqu'il bénit ses autres enfans. Enfin, Monsieur, les égaremens de quelques Juifs n'empêchent point les loix de Moise d'être aussi belles et aussi sages que si Dieu même les avoit dictées.
Il est vrai que l'on peut citer quelques discours, quelques déclamations philosophiques, et d'après une tradition fort incertaine, quelque exorde de quelque Législateur, dont on ne prouvera pas aisément l'ancienneté ni même l'existence. Mais quand ces fragmens seroient d'une antiquité notoire, on n'y trouveroit rien de si précis que le décalogue, rien qui soit à la fin si beau, si généralement reçu par toute une nation. Là ce sont des apophtegmes, des maximes de philosophie, et souvent des figures de rhéteurs: ici ce sont des ordres et des préceptes expliqués avec autant de précision que de simplicité. Que l'on compare les principes de Moïse avec ceux de Licurgue et de Solon, si postérieurs à Moïse et si riches des découvertes et des connoissances de leurs ancêtres! Que l'on se rapelle que Platon disoit tout bas à ses amis une partie de ce que Moïse prêcha tout haut à tout un peuple, et ce que ce peuple a cru et chéri de tems immémorial!
Sans doute, Monsieur, vous ne m'objecterés pas sérieusement que les Juifs, comme on le voit dans leur histoire, ont quelque fois adoré des idoles? Vous sentés la différence d'un culte de passage, contraire aux loix de l'Etat et toujours suivi du repentir, à un culte constament idolâtre aprouvé par les législateurs, prescrit par les loix, et pratiqué de tous les tems par les nations. Mais je suis persuadé, Monsieur, qu'à ça près de quelques petits détails de politique et de quelques cérémonies indifférentes en elles mêmes, plus vous lirés les livres de la loi, et plus vous verrés que tout est grand, sage, et sublime; ce qui n'est pas même nécessaire à prouver d'après les principes que j'ai trop rebattus.
Je ne puis cepandant m'empêcher de répéter encore que rien ne me blesse absolument dans les cinq livres de Moise. Ce qui me paroitroit le plus révoltant seroit sans aucun doute l'ordre qui fut donné d'exterminer sans exception tous les peuples qui habitoient la terre promise. Mais ne peut on pas dire que si leurs cruautés, leur idolâtrie, leur ingratitude envers l'auteur de la nature avoit mérité quelque châtiment, comme il pouvoit leur envoier des fléaux destructeurs, on ne doit point être étonné qu'il ait choisi l'épée du peuple juif. Il vaut autant mourir d'un coup de flèche que d'une fluxion de poitrine. Dieu sans doute a pû rendre les Juifs les justes instrumens de sa colère, sans rétracter pour cela les excellentes loix qu'il leur avoit données. Nous savons bien que ce misérable monde est sujet à des fléaux de toute espèce, que c'est de l'autre dont il s'agit; et je ne crois pas qu'il soit indigne de la providence de faire ici bas de tems en tems quelque éxécution.
Quant aux livres des Juges et des Rois, je suis déjà convenu qu'ils sont susceptibles de plus de difficultés. Mais je le répète encore ils sont bien moins intéressans, et ils n'ajoutent rien d'important à ce que l'on trouve dans les premiers. Ceux là sont pour l'ordinaire une simple histoire qui nous présente de tems à autre d'admirables dévelopemens des vérités que Moise nous avoit enseignées. Les livres des Prophètes éclaircissent merveilleusement les fameuses prophéties d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob. Quoiqu'il en soit, quand on trouveroit dans ces livres quelques passages un peu hasardés, il est au moins certain que la providence n'a point permis qu'il resortit de leur totalité quelque sistème dangereux ou absurde. On peut avancer hardiment que leur lecture ne sera jamais préjudiciable à celui qui ne fixera pas uniquement ses regards sur quelque détail odieux ou inutile.
Je vous avouerai encore que je ne suis point trop scandalisé de voir sortir de David l'Envoyé des nations. Ce Prince fut quelquefois violent et injuste. Il était Roi et homme; il avoit des passions et des vertus; il a commis de grands crimes. Eh de quoi ne sont pas capables les passions armées de la toute puissance? Je voudrois seulement qu'il n'eût point couru le païs pandant quelques années avec une bande de voleurs, quoique sa générosité envers Saül me racomode un peu avec lui. Il faut convenir toutefois que la jeunesse de ce Roi Prophète fut un peu orageuse; mais vous savés qu'il a fait pénitence; et puisque nous avons tant de peine à nous persuader que le saveur du monde soit né d'une fille vierge, je crois que nous en aurions bien encore davantage à suposer que tous les ancêtres de Jesus Christ n'on jamais commis le moindre péché mortel.
Pour trancher, je regarde à la fois nos livres comme des livres d'histoire et de religion. C'est à l'historique de ces livres à nous prouver les faits qui servent de fondement à notre foi. C'est à la morale qu'on y rencontre à nous montrer que cette révélation si bien prouvée ne nous enseigne effectivement que des vérités nécessaires et aimables. Comme livres d'histoire, je pense avoir assés bien démontré que ceux qu'on attribue à Moïse, sont mille fois plus exacts et plus autentiques que tous les autres livres anciens: comme livres de morale et de religion, leur résultat me paroit utile et sublime. En faut il davantage pour regarder ces livres, qu'on affecte tant de mépriser, comme les meilleurs livres possibles?
Si vous avés eu la patience, Monsieur, de lire tout ce qui précéde, j'espére que vous voudrés bien achever le manuscrit. Encore un mot, je vous prie, sur les mistéres, après quoi je conclus en attendant vôtre réponse, que je regarderai comme un jugement définitif. Je vois deux choses dans les mistères des chrétiens: les uns, comme je l'ai observé, blessent quelque fois le cœur, et les autres choquent presque toujours la raison. Je crois vous avoir déjà dit pourquoi cette révolte de ma raison ne m'en impose pas beaucoup au premier coup d'œil. Je vais tâcher d'examiner actuellement avec impartialité si aux yeux mêmes de cette foible raison qui se révolte si aisément, les contradictoires de ces mistères n'impliqueroient pas contradiction dans les termes.
Vous admettés ainsi que moi, Monsieur, un Dieu unique et créateur. Vous pensés que ce monde a commencé. Il me suffiroit d'ailleurs que vous panchiés un peu pour cette hipothèse, ou même que vous fussiés à cet égard dans un doute absolu. Il me semble que vous restés aussi dans quelque incertitude sur le premier état de l'homme, lorsqu'il sortit des mains de son créateur. Certainement vous avés quelque peine à vous le représenter parfaitement stupide en cet instant, ce qui est pourtant démontré si l'on ne supose que cet homme singulier dans tous les cas ne fut pas en quelque sorte d'une autre nature que ces malheureux descendans. Quand vous suposeriés plusieurs races d'hommes, vous sentés bien que comme il y auroit toujours eu des premiers hommes, cette difficulté resteroit absolument la même. Cepandant si la dégradation du genre humain est soutenable, si le péché originel n'est pas évidemment absurde, le reste ne peut raisonnablement nous le paroitre.
Examinons toutefois sans prévention le mistère de l'incarnation du verbe et de la rédemption du genre humain. Je vous avoue que je le trouve encore assés intimement uni avec celui de la création parcequ'en suposant la création, tout ce qui peut le remplacer nous paroitra toujours évidemment absurde. Je ne craindrai point de vous dire, qu'après y avoir souvent rêvé, j'ai toujours cru que cette hipothèse étoit la seule qui pût abattre une objection insoluble contre l'existence d'un Dieu créateur. Voici ma difficulté. Je crois avec Clarke et Newton, qu'au risque d'être un peu antropomorphite, il faudroit tâcher de trouver une espèce de corps à l'auteur de la nature, parce qu'il faut bien à quelque prix que ce soit, lui faire apercevoir les qualités sensibles et secondaires, d'où résulte la beauté et l'harmonie de cet univers. Ne faut il pas que notre auteur ait quelque idée des sentimens qu'il nous a donnés? Je sais bien que les cartésiens prétendent que cette intelligence infinie, incapable de passions et de sentimens, connoit clairement ce que nous sentons et ce qu'il nous est impossible de connoitre. Tel est, disent ils, la différence extrême de la connoissance parfaite à la sensation toujours obscure.
Je reçois, Monsieur, la moitié de cette définition. Je conçois qu'autre chose est de connoitre et de sentir. Je sais que l'on ne connoit que par les idées claires et distinctes; mais il me semble qu'il est souverainemt absurde de dire que Dieu même peut connoitre le sentiment que nous avons, en voiant par exemple une belle campagne, quoiqu'il lui soit impossible de l'éprouver, ni de l'imaginer dans toute l'étendue du terme. A entendre les cartésiens, la Divinité jugeroit des sons et des couleurs comme les aveugles et les sourds. Il est bien vrai que Dieu (leur diroit on) a des idées que nous n'avons pas; mais dans vos principes, il n'auroit pas certaines idées que nous avons. Car enfin il résulte quelque idée de ces sentimens vifs et obscurs que l'on apelle sensations. Et Dieu n'auroit point ces idées. En vain connoitroit il ce qui nous les donne, ile ne sauroit pas l'effet qu'elles font sur nous; il ignoreroit comme notre entendement les reçoit et comme il les considère. On a beau faire. Certainement l'idée d'une couleur n'est évidemment que la sensation de cette couleur, ou le ressouvenir de cette sensation. On doit penser de même de tous les autres sens. Il ne faut pas être un grand philosophe pour s'apercevoir que nous ne pouvons avoir aucun sentiment dont Dieu n'auroit aucune idée, et qu'il n'auroit aucune idée de tous ceux dont nous sommes capables dans le sistème des Cartésiens. Cepandant si Dieu connoit les choses sensibles, s'il se peut représenter une prairie émaillée de fleurs, des sons agréables, et tout ce qui embellit et anime le monde des corps, il a donc des sens de quelque nature qu'ils soient, et l'on peut même dire qu'ils sont semblables aux nôtres en quelque sorte. Si l'on fait ces aveux, et qu'on nie ensuitte que Dieu ait un corps, je veux bien qu'il n'en ait pas; car je serois bien embarrassé de prouver que nous en avons un nous mêmes, et je ne conçois avec certitude que la présence de mes sensations et l'existence de ce moi, de cet individu qui me paroit à la fois pensant et sensible.
Cela posé: si l'on considère avec Leibnitz la nature du tems comme tout philosophe doit le considérer, le tems purement relatif n'offrant à la raison qu'une succession aparente et arbitraire, tout ce qui nous paroit des années et des siècles ne sera plus qu'un instant indivisible, où tout sera nécessaire et inséparable. Dans cet immobile instant Dieu aura pu créer le monde, le Verbe se sera incarné, et la souveraine intelligence aura uni comme à la fois le monde spirituel et le monde sensible. Tout sera projetté et accompli en un moment indivisible et éternel comme Dieu même. Dans ces principes, il n'y aura pas même de création proprement dite puisqu'il n'y aura jamais eu d'instant dans ce point indiscernable que l'on nomme éternité, où rien n'existoit pas encore. Ainsi le monde aura eu un premier jour comme la foi et la raison nous l'enseignent, et ce premier jour étant, si je puis m'exprimer ainsi, éternellement uni à l'indivisible éternité, le création du monde ne renfermera rien de plus difficile à concevoir que l'existence actuele et inconcevable des créatures dont nous ne pouvons disputer. C'est alors, Monsieur, que l'on pourra, si je ne me trompe, dire assés raisonnablement d'après Leibnitz que le meilleur des mondes possibles plein de beautés et de défauts a dû ressortir de la nécessité des essences créés et de celle des attributs du Créateur.
Je ne déveloperai pas davantage ces idées, parceque je parle à un homme de génie. S'il n'adopte pas cette hipothèse déjà connue à bien des égards, je suis au moins presque sûr qu'il sera épouvanté de l'objection que je crois démonstrative dans tout autre sistême. Je conviens au reste que ce n'en est point assés pour croire l'incarnation du Verbe; mais je dis que c'en est assés pour ne la point trouver absurde, et par conséquent pour l'admettre sans répugnance, si par d'autres raisonnemens mieux proportionnés à la trempe de notre esprit, on peut établir les faits qui doivent la suposer.
Prenés bien garde, Monsieur, que je ne veux point ici prouver la religion par la métaphisique. Je ne m'embarrasse point du tout des raisonnemens que je viens de faire. Je crois la religion très bien prouvée indépendamment de la métaphisique et même indépendamment de la preuve de la dégradation du genre humain, qui n'est point métaphisique, et qui me paroit tout à fait concluante. Mais la métaphisique existe par malheur. On en fait souvent sans le vouloir. Voilà le cas, je pense, d'oposer la métaphisique à elle même et de mettre la raison aux prises avec la raison. Comment ne pas suposer que celui qui trouve une chose absurde est déterminé par quelques raisonnemens bons ou mauvais? S'il ne raisonnoit pas du tout, il auroit tort de dire qu'on lui débite des absurdités; s'il raisonne, il doit aimer à raisonner profondément, surtout quand il est pressé par les preuves de fait. Le bon sens grossier croit aux preuves morales, le génie aime qu'on aprofondisse les objections qu'il sait faire, les gens d'un bon esprit ne voudroient point rester entre le sens commun du vulgaire et les dernières répliques qui naissent d'une discussion naturellement abstraite qu'il faut toujours achever quand on l'a commencée. Quoiqu'il en soit, Monsieur, je vous jure que j'abandonnerois volontiers tout ce que je viens de dire pour la défense du plus redoutable des mistères. Ce mot de mistère le défend bien mieux que tous mes argumens. Il suffit d'observer, comme je viens de le dire (ce qu'on ne peut guère éviter) qu'il n'est pas plus embarrassant que la création de l'univers, la chute de l'homme, ou ce qu'il faudroit mettre à la place de ces dogmes révoltans. (Vous savés sans doute, Monsieur, que l'objection que je viens de faire avoit tellement embarassé Clarke et Newton qu'ils avoient donné un sensorium à la Divinité sans s'apercevoir d'une foule de difficultés qui ont produit bien des disputes.)
Je réduis tous les autres mistères, c'est à dire tous ceux qui révoltent la raison ou le sentiment intime, à celui de la prédestination des saints. Mais sur cela nous n'aurons aucune difficulté. Je crois comme vous, Monsieur, que l'Eternel ne damnera pas la multitude des nations parce qu'elles n'ont point reçu le baptême de tous les tems et dans tous les pais. Je vois de plus que cet odieux sistème est formellement oposé à l'Evangile et à la raison, et réfuté par st Paul. Je ne crois pas avoir besoin de vous répéter que j'entens seulement par l'Evangile l'esprit de l'Evangile, cet esprit de sagesse et de bienfaisance, qui seul a pu surmonter la longueur des siècles et la méchanceté des hommes. Sans doute que celui qui conduit le monde des corps avec des loix générales, simples et immuables, conduit de même le monde des esprits. Il a vu d'un coup d'œil éternel que ces vérités précieuses mises dans un si beau jour ne pourroient plus s'oublier. Il a vu que la loi de nature défendroit la loi révélée. Il est peutêtre aussi impossible que l'Evangile soit jamais défiguré dans ce qui est le plus important, qu'il est impossible que quelque nouvelle loi particulière puisse modifier les loix générales de manière à empêcher les corps planétaires de graviter vers un centre commun. Après avoir bien connu ce qui étoit vraiment inaltérable et sacré, s'il est quelques passages obscurs, ou contraires en aparence à cet esprit de douceur et de charité qui y brille de toutes parts, je crois qu'il faut tâcher d'y donner une explication plus raisonnable, ou dire nettement qu'ils sont suposés.
Je ne vois plus qu'une seule objection à me faire. On me demandera (comme on a coutume de le demander) pourquoi Dieu n'a enseigné au genre humain ces utiles vérités que depuis un certain nombre d'années? pourquoi il a laissé marcher si longtems les nations dans l'ombre de la mort? A cela je répondrai bien simplement, Si Dieu n'a pu créer l'homme meilleur, ni peutêtre créer le monde sans l'incarnation du Verbe, sans doute qu'il n'aura pu le sauver que par la mort de l'homme Dieu. Et comme le monde moral a ainsi que le monde phisique, un certain ordre et une certaine harmonie qui lui est propre, comme toutes choses, pourroit on dire d'après Platon, sont mêlées d'intelligence et de nécessité, il est assés raisonnable de conclure que les événemens considérables ont un enhainement indispensable. On peut répondre aussi pour prévenir toute difficulté, que cette objection est nulle parce qu'on la retrouve toujours et sous toutes les formes possibles dans tous les autres sistèmes. J'ai remarqué dans mon Pyrrhonien qu'elle embarasseroit même un matérialiste qui auroit un certain respect pour ce qu'il lui plait d'apeller du nom de nature, afin d'éviter celui de providence. Mais elle vous embarrasseroit bien davantage, vous, Monsieur, qui croiés si fermement à une autre vie, à des châtimens et à des récompenses. N'avés vous pas été tenté de demander quelquefois en partant d'un principe semblable, pourquoi il n'y a pas eu dans tous les siècles des Socrates et des Platons, de bons exemples, et de sages Législateurs? Mais je dis plus: cette objection me paroit de la plus grande foiblesse. J'ose dire que ces sortes d'objections ne prouvent jamais rien parce qu'elles prouvent trop. Comme ceux qui ne sont point athées y répliqueroient aisément si on les leur formuloit il n'y a qu'à leur oposer les réponses qu'ils gardent pour leurs adversaires.
Je ne suis point surpris moi dans mes principes, que la religion et la morale, qui ont commencé avec le monde, se soient dévelopées diversement parmi la foule des nations. Puisque cette révélation a été faite à des hommes, il n'est pas bien extraordinaire qu'elle n'ait point prospéré également partout. La révélation n'a point anéanti l'humanité. C'est mettre en fait ce qui est en question que d'exiger une révélation capable d'éclairer nécessairement tous les peuples et dans tous les tems. Il n'y aurait plus alors ni foi, ni révélation, ni miracle.
Il auroit fallu pour cela ou bien un miracle perpétuel qui eût rentré par conséquent dans le cours des loix ordinaires, ou bien des hommes d'une autre espèce à qui la révélation eût été parfaitement inutiles, puisqu'ils auroient été tous parfaitement sages et éclairés. Mais la révélation qui n'est pas sujette à plus de difficultés que la suposition contraire est d'ailleurs prouvée par les faits; et les hommes étant ce qu'ils sont, on ne doit pas s'étonner beaucoup que la religion révélée soit, comme tout le reste, susceptible de révolution, de progrès, et d'inconvéniens inséparables de tout ce qui tient à ces créatures imparfaites. Enfin je n'ai point de répugnance à penser que cette révélation si bien prouvée s'est dévelopée à peu près comme les races et les individus. Il y a des peuples barbares qui semblent avoir oublié la loi naturelle; un plus grand nombre ignore la religion révélée. Tous ceux qui n'auront point connu l'Evangile seront aparemment jugés sur les principes de la loi naturelle qui est le fonds essentiel de la loi révélée. Mais la récolte sera moins abondante, parce que les hommes auront eu moins de motifs et d'occasions de s'intérroger eux mêmes. Je regarde enfin le mistère de la rédemption comme le moien unique de salut des hommes vertueux ou repentans de tous les tems et tous les pais. Je regarde l'Evangile comme le récit de ce qui fut nécessaire pour sauver le genre humain, et comme le dévelopement de cette loi gravée dans tous les cœurs. L'Evangile est principalement un puissant moniteur qui nous force de rentrer en nous mêmes. Je regarde la pluspart de ceux qui nous instruisent comme des pédants qui montrent le latin souvent assés mal parcequ'ils ne le savent pas eux mêmes. Il se trouve quelque fois de bons maitres et de bons disciples; et les maitres ignorans en savent souvent assés pour instruire ceux qui ont plus de lumière que le commun des hommes. Vous voiés, Monsieur, que je ne pense point avec Pope que tout est bien ici bas: je pense avec vous que tout sera bien un jour. J'entens à la vérité par ce mot bien, le plus grand bien possible; j'entens par le plus grand bien possible, l'admiration que toute créature intelligente donneroit à l'œconomie du monde moral et phisique, si l'Etre sage et tout puissant daignoit lui manifester les essences éternelles des choses créées et celles de ses divins attributs. Eh! ne croiés pas, Monsieur, que je n'aye cette résignation que pour les choses de l'autre monde, je pense tout de même pour celles de cette vie!
Je ne m'en prens point à la providence de ce qu'elle a attendu tant de siècles pour unir le cœur le plus sensible, le génie le plus vaste et le plus profond, à l'esprit le plus agréable, aux talens les plus enchanteurs: de sorte que ce grand homme ait été le seul qui ait eu tout ce qu'il falloit pour rendre ses semblables plus raisonnables et meilleurs. Il a fait connoitre la philosophie bienfaisante à ceux qui ne se laissent instruire qu'autant qu'on les amuse ou qu'on les attendrit. Il n'est pas difficile de deviner quel est ce bienfaiteur du genre humain. Mais il fera quelque jour plus de bien qu'il n'en a fait jusqu'à présent. Il a seulement empêché les grands maux et c'est beaucoup. Avilie par l'athéisme, menacée de toutes les fureurs de la superstition, de combien d'espèces de crimes, cette malheureuse génération n'étoit elle pas susceptible! Cepandant, chose incroiable! votre siècle, Monsieur, après un siècle de lumières, est encore celui des athées, des alchimistes, des sorciers, des convulsionnaires, des charlatans de philosophie, des qualités occultes, des formes substantielles, des entités abstraites, et de toutes les extravagances de l'Ecole. Imaginés donc, Monsieur, ce qui seroit arrivé sans vous de cet assemblage de foux, de sots, et de monstres de toute espèce? Eh! vous me demanderés après cela pourquoi les lumières de la révélation n'ont pas éclairé tous les peuples? Encore une fois, est ce que tous les hommes sont capables d'être éclairés? En mettant la révélation à part, est ce que la morale et la saine philosophie ne sont pas également nécessaires au genre humain pour le présent et pour l'avenir? Mais la nature porte l'empreinte de ce mélange de bien et de mal. L'esprit humain reçoit avidement les erreurs et les vérités. Je regarde moi comme damnés déjà dès cette vie et peutêtre dans l'autre, ceux qui ne connoissent point Alzire, la Henriade, Mahomet, et votre divin poëme de la religion naturelle.
J'ai relu plusieurs fois cette longue lettre que vous n'aurés peutêtre point la patience d'achever. Je n'imagine pas ce que l'on pourroit oposer à cette manière de défendre la religion révélée. Je ne vois point d'inconvéniens dans le sistème des chrétiens (Pourvu que l'on abandonne ce que j'ai cru devoir abandonner.) qui ne se trouvassent les mêmes, et bien plus mal associés dans tous les autres sistèmes. Croiriés vous, Monsieur, que je me persuade quelquefois que ces observations feront peutêtre quelque impression sur votre esprit? Voici ma raison. Je crois fermement qu'il y a moins loin d'un ange à vous que de vous à moi; mais j'ai assés d'orgeuil pour penser que ce qui me paroit mille et mille fois démontré doit vous paroitre possible et peutêtre vraisemblable.
Si vous daignés, Monsieur, perdre quelques instans à répondre à cette lettre, je réduis tout nôtre controverse à ces quatre ou cinq questions que je prens la liberté de vous faire. Je vous suplie de vouloir bien me dire 1. Si toutes ces répliques ne vous paroissent pas au moins aussi pressantes que les objections; 2. Si vous ne pensés pas qu'en attaquant nos preuves séparément, dès qu'on ne les anéantit pas tout à fait, l'ensemble doit avoir encore à peu près la même force et la même autorité. 3. Si vous ne croiés pas qu'il est telle circonstance où la réunion des vraisemblances a une force infinie, je dis infinie dans la rigueur du terme. 4. Si en suposant même que l'assemblage des inductions que l'on pourroit réunir pour démontrer la vérité du christianisme n'eut pas la force d'une démonstration métaphisique (ce que je suis bien éloigné de penser), il ne suffiroit pas que ces inductions fussent naturelles et frapantes pour ne pouvoir être balancées par tout raisonnement qui ne seroit pas démonstratif. Enfin pour dire la même chose en d'autres termes, si vous ne croiés pas que tout ce qui paroit moralement prouvé ne peut être attaqué que par des raisonnemens tout à fait puériles, ou tout à fait démonstratifs. 5. Je vous demande, Monsieur, si, en suposant que le fonds de la religion est invinciblement démontré, il n'est pas alors très sage d'abandonner ou d'expliquer le plus raisonnablement qu'il est possible, les faits ou les maximes qui paroissent mal s'accorder avec l'ensemble que l'on a reçu malgré soi?
F. M.