1743-09-16, de Claude Alexandre de Bonneval, comte de Bonneval à Voltaire [François Marie Arouet].

. . . Aucun saint, avant moi, n'avait été livré à la discrétion du prince Eugène. Je sentais qu'il y avait une espèce de ridicule à me faire circoncire; mais on m'assura bientôt qu'on m'épargnerait cette opération en faveur de mon âge. La ridicule de changer de religion ne laissait pas encore de m'arrêter: il est vrai que j'ai toujours pensé qu'il est fort indifférent à dieu qu'on soit musulman, ou chrétien, ou juif, ou guèbre: j'ai toujours eu sur ce point l'opinion du duc d'Orléans régent, des ducs de Vendôme, de mon cher marquis de la Fare, de l'abbé de Chaulieu & de tous les honnêtes gens avec qui j'ai passé ma vie. Je savais bien que le prince Eugène pensait comme moi & qu'il en aurait fait autant à ma place; enfin il fallait perdre ma tête, ou la couvrir d'un turban. Je confiai ma perplexité à Lamira qui était mon domestique, mon interprète & que vous avez vu depuis en France avec Saïd Effendi: il m'amena un iman qui était plus instruit que les Turcs ne le sont d'ordinaire. Lamira me présenta à lui comme un cathécumène fort irrésolu. Voici ce que ce bon prêtre lui dicta en ma présence; Lamira le traduisit en français: je le conserverai toute ma vie.

'Notre religion est incontestablement la plus ancienne & la plus pure de l'univers connu: c'est celle d'Abraham sans aucun mélange; & c'est ce qui est confirmé dans notre saint livre où il est dit Abraham était fidèle; il n'était ni juif, ni chrétien, ni idolâtre. Nous ne croyons qu'un seul dieu comme lui, nous sommes circoncis comme lui; & nous ne regardons la Mecque comme une ville sainte, que parce qu'elle l'était du temps même d'Ismaël fils d'Abraham.

Dieu a certainement répandu ses bénédictions sur la race d'Ismaël, puisque sa Religion est étendue dans presque toute l'Asie, & dans presque toute l'Afrique, & que la race d'Isaac n'y a pu seulement conserver un pouce de terrain.

Il est vrai que notre religion est peut-être un peu mortifiante pour les sens; Mahomet a réprimé la licence que se donnaient tous les princes d'Asie d'avoir un nombre indéterminé d'épouses. Les princes de la secte abominable des Juifs avaient poussé cette licence plus loin que les autres: David avait dix-huit femmes: Salomon selon les juifs en avait jusqu'à sept cent; notre prophète réduisit le nombre à quatre.

Il a défendu le vin & les liqueurs fortes, parce qu'elles dérangent l'âme et le corps, qu'elles causent des maladies, des querelles, & qu'il est bien plus aisé de s'abstenir tout à fait de se contenir.

Ce qui rend surtout notre religion sainte & admirable, c'est qu'elle est la seule où l'aumône soit de droit étroit. Les autres religions conseillent d'être charitable; mais pour nous, nous l'ordonnons expressément sous peine de damnation éternelle.

Notre religion est aussi la seule qui défende les jeux de hazard sous les mêmes peines; & c'est ce qui prouve bien la profonde sagesse de Mahomet. Il savait que le jeu rend les hommes incapables de travail, & qu'il transforme trop souvent la société en un assemblage de dupes & de fripons, . . .

Si donc ce Chrétien ci-présent veut abjurer sa secte idolâtre, & embrasser celles des victorieux Musulmans, il n'a qu'à prononcer devant moi notre sainte formule, & faire les prières & les ablutions prescrites.'

Lamira m'ayant lu cet écrit me dit: 'Mr le comte, ces Turcs ne sont pas si sots qu'on le dit à Vienne, à Rome & à Paris'. Je lui répondis que je sentais un mouvement de grâce turque intérieure, & que ce mouvement consistait dans la ferme espérance de donner sur les oreilles au prince Eugène, quand je commanderais quelques bataillons turcs.

Je prononçai mot à mot d'après l'iman la formule: Alla illa allah Mohammed resoul allah. Ensuite on me fit dire la prière qui commence par ces mots: Benamyezdam Bakshaeïr dadar, au nom de dieu clément & miséricordieux. . . . . . . . . . . . . . . . .

Bonneval n'est point décrépit
Comme des sots l'ont dit.
Vin et maîtresse
Sont le joyeux support
De sa vieillessse
Jusqu'au jour de sa mort.
Alcibiade si prôné,
Comme Bonneval né,
De sa patrie
Injustement chassé,
Par son génie
Fut partout recherché.
De France il fut chez l'Allemand,
De là chez le sultan.
Quoique sur terre
Sans habitation
Elle est entière
A sa dévotion.
Ne venez pas, têtes d'oisons,
Blâmer ses actions.
La terre ronde
Et son vaste manoir,
Et tout le monde
Respecte son pouvoir.
Son cœur ne fut, ni ses vertus,
Des revers abattus;
Un grand courage,
Que Minerve conduit
Sort du naufrage
Où le poltron périt.
Il s'est comme soumis les lieux
Où l'on conduit les dieux.
Tel qu'Alexandre,
Les peuples à l'envi
Viennent se rendre
Et chercher son appui.

Voilà, en mauvaises chansons qui n'ont rien de saturnien, à peu près le véritable état où je suis. Pour rendre la description plus complète, voici mes occupations, mes plaisirs, et ma manière de penser qui n'est pas trop vulgaire dans l'âge où je suis.

J'ai su tirer de ma raison
Cette sage leçon,
Qu'on est parjure
Si l'on ne suit les lois
De la nature,
Jaloux de ses droits.
Crainte d'un fâcheux avenir
On cherche à la bannir.
Le cœur de l'homme,
Paitri du créateur,
Sait trop bien comme
Elle fait son bonheur.
Sur ce solide fondement
Je vis joyeusement
Sur le Bosphore;
Provoquant mes désirs
Pour croître encore,
S'il se peut, mes plaisirs.
Le temps passé n'est plus pour nous,
L'avenir est des fous.
Sur le Bosphore
Je jouis du présent,
Est bien pécore
Qui n'en fait pas autant.
A l'exemple d'Anacréon,
Dont je suis la leçon,
Sur le Bosphore,
Souvent le verre en main,
Jusqu'à l'aurore
Je bois de fort bon vin.
Les ris, les jeux et les amours
M'accompagnent toujours
Sur le Bosphore,
Narguant les ennemis
Du jus qu'adore
Le peuple de Paris.