1759-01-16, de Charles Bonnet à Count Carl de Geer.

… Je n'ai point perdu de vue, mon cher Monsieur, votre petite commission à l'égard de l'Histoire Universelle de Mr de Voltaire, Edition de notre Ville.
J'espère de vous la faire parvenir par la voie de Mer. Vous m'avez obligé en me fournissant une occasion de vous obliger: cet Ouvrage est élégamment écrit; mais les serpents y dorment sous les fleurs. La Religion y est attaquée directement ou indirectement en cent endroits. L'Auteur préfère pourtant la sappe à la force ouverte: après avoir peint le Tableau d'une longue suite de Princes scélérats, & qui pourtant ont prospéré, vous le verrés en tirer cette conséquence dangereuse, qu'une fatalité aveugle gouverne le Monde. Nous n'en eussions tiré vous & moi que cette conséquence, que cette Vie n'est pas le temps des rétributions, & que cette prospérité temporelle prouve un état futur. Le Morceau de cette Histoire qui a pour objet les Juifs, est plein d'erreurs monstrueuses: on voit que le but de Voltaire est de rendre cette Nation odieuse et méprisable et de faire tomber sur les Livres sacrés les traits qu'il décoche sur cette Nation. Il leur reproche entr'autre de faire à la Divinité des sacrifices humains. Il prétend le prouver par le vœu de Jephté. Vous savez ce que les meilleurs Interprêtes ont dit là-dessus. Il ne s'agit là que d'une consécration telle à peu près que celle des Religieuses. Enfin, les premiers nés étoient consacrés à Dieu et rachetés. Il dit encore que David fit scier tout vifs les Ambassadeurs de Hannon, tandis qu'il ne les condamnât qu'à scier. Il se tourmente beaucoup pour détruire les récits des Livres sacrés sur la population de la Judée & sur sa fertilité. Vous n'ignorez pas ce que l'on répond à tout cela; mais tous ceux qui lisent Voltaire ne sont pas aussi bien instruits que vous l'êtes. Ce qui me déplait le plus dans cet Auteur, c'est le manque de bonne foi: je ne puis me persuader qu'il n'aît pas assez de lumières pour voir le vrai: mais je suis comme forcé d'admettre que son coeur le lui cache: un Homme qui cherche à rompre les liens sacrés qui unissent les Hommes; un Homme qui fait les plus grands efforts pour sapper les fondemens d'une Religion qui est le plus ferme appui de la société; un Homme enfin qui tâche de nous enlever les plus douces consolations que nous ayons ici bas; cet Homme, dis-je, est-il un vrai Philosophe, un Ami des Hommes, un coeur vertueux? Vous connoissez sa passion pour les Chinois: cent fois il a tourné la Chronologie de cette Nation contre celle de Moyse. Il prétendoit démontrer que les Chinois sont antérieurs de six à sept cent ans au Déluge. On lui avoit très bien répondu: mais Mr de Guignes vient de faire une découverte qui embarassera davantage notre sceptique: il a découvert que les Caractères Chinois sont composés de Caractères Egyptiens, et que les Noms des Rois des premières Dynasties de la Chine reviennent à ceux des anciens Rois de Thèbes en Egypte. Ainsi, cette antiquité si vantée de la Chine n'est qu'une fable; & ses Inventions & ses Arts ne sont, suivant Mr de Guignes, qu'une émanation de l'ancienne Egypte….