20e 7bre 1764
Magnifiques et trés Honorés Seigneurs,
Engagé par des ordres supérieurs dans un travail de Nature à ne pas souffrir d'interruption, je n'ai pû parcourir qu'assés superficiellement l'Ouvrage dont VV. SS. m'ont fait remettre un Exemplaire; Cet ouvrage intitulé, Dictionnaire Philosophique portatif, Londres 1764, est un Monument déplorable de l'abus qu'on peut faire de l'esprit et de l'érudition.
C'est un mélange de discussions critiques, littéraires, et Métaphysiques, dans lequel on trouve quelques Vérités intéressantes noyées dans une foule de paradoxes funestes; si dans l'article de l' athéisme l'auteur annonce hautement L'Etre des Etres, s'il l'annonce comme Gouverneur du Monde, rémunérateur et Vengeur, s'il peint l'athéisme comme un délire Monstrueux et pernicieux à la Société humaine, il affoiblit bien-tôt les conséquences de ces Vérités salutaires par les doutes qu'il répand sur les dogmes de la résurrection et de la spiritualité de l'âme, et par les probabilités auxquelles il semble réduire son immortalité. La Morale peut encore souffrir de ses recherches indiscrètes sur le Destin, la liberté et la Chaine des événements; Ces questions si profondes, si vaines, et si vainement agitées, où va s'abymer la Raison la plus sublime, où aprés cent Mille détours on se retrouve exactement au point d'où l'on étoit parti, mais plus malheureux peut-être par les lumières sombres qu'on a entrevües; Ces questions follement curieuses, pourroient étouffer chés les Hommes des remords qu'il faut aiguiser; Elles pourroient endormir des Coupables dans le sein du Crime en les berçant de l'opinion qu'ils y ont été entrainés par la force d'une nécessité irrésistible.
Mais c'est sur-tout à la Religion Revélée que l'anonyme adresse ses traits; Il soumet quelques uns de ses Dogmes les plus importans à la plus audacieuse critique; Il l'attaque dans ses Monumens historiques, dans les Miracles sur lesquels elle s'apuye; Il rassemble avec complaisance contre ces miracles les objections qu'il croit les plus redoutables, il leur donne une piquante tournure, et il ne les résout qu'en paroissant soumettre sa Raison à une Foi dont il a essayé de rendre l'objet impossible et ridicule; Comme si la sagesse Divine pouvoir prescrire une croyance qui scandalisât le Bon sens; Mais du moins nous pouvons rendre à l'auteur la justice qu'il n'est pas un Ennemi déguisé, Il sçait bien qu'il ne se montre jamais plus dangereux que quand il se pare de la dolicité la plus humble, et que c'est lors qu'il paroit prodiguer à la Religion ses hommages, qu'il l'insulte plus amérement.
Comme parmi les Communions qui partagent les Chrêtiens, la Communion Romaine est celle sur laquelle l'anonyme s'acharne le plus, aussi entre les deux Révélations, l'ancienne est l'objet de sa plus mordante satyre; Il oublie, ou plutôt il ne se ressouvient que trop, que la Religion Judaique est le tronc sur lequel est entée la Religion Chrêtienne, et qu'on ne peut entamer le Corps de cet arbre Antique, sans faire périr sa Branche la plus précieuse; Aprés avoir contesté l'authenticité des Livres du Vieux Testament, après avoir essayé de verser sur ses Héros le Mépris ou la haine, il prend ces Livres dans le détail, Il choisit les faits qui étonnent le plus la Raison, et qui peuvent ne l'étonner, que parce que nous n'en connoissons ni les accessoires ni les Motifs; Il transcrit avec affectation des passages de prophéties, qui entendus dans le sens littéral, seroient indignes de la Majesté Divine; Et s'il avertit du sens figuré qu'y reconnoissent les Interprètes, l'air d'ironie qu'il met dans cet avertissement, en est un de s'en défier; Avec un tel artifice, il n'y a ni auteurs ni Histoires qu'on ne puisse rendre ridicules ou odieux.
Ajoutons que la forme de ce Livre dans lequel les Matières sont distribuées par ordre Alphabétique en rend le fonds plus dangereux; Ce n'est point un Systême, dont les propositions dépendantes les unes des autres, n'ont de force qu'autant qu'elles se prouvent mutuellement, qui séduit difficilement cet ordre nombreux de lecteurs hors d'état de suivre la Chaine des idées, et dont le défaut seroit aisément apperçû par ceux qui pourroient l'embrasser; Ce sont des Articles détachés, dont l'arrangement commode leur laisse la malheureuse facilité d'y trouver ce qui peut les flatter le plus, et qui est le plus proportionné au degré de leur intelligence.
Si l'on excepte un petit nombre d'endroits où l'on rencontre des traits d'une vérité brillante et d'une Morale utile, le reste n'est fait que pour allarmer les âmes pieuses et les Magistrats Protecteurs de la Re ligion; Il faudroit un volume plus considérable que celui de l'auteur pour en relever les erreurs, la malignité et l'indécence; Mais le compte succint que je viens de rendre n'anonce que trop de quel oeil l'ouvrage doit être envisagé.
Mais en vengeant la Religion outragée, la Justice doit être attentive à ne pas la blesser; Il y a des injures qu'il vaut mieux quelquefois dissimuler que punir, et j'avoue que dans celles de ce genre, une vengeance éclatante me paroit le plus souvent choquer son objet.
Elle devroit être réservée pour ces Ouvrages dont la publicité ne permettant plus de Ménagemens, exige indispensablement, que par une improbation sévére et solemnelle on les dénonce au Public comme pernicieux; Cet appareil est sur-tout nécessaire quand par l'impression du Livre dans le lieu de la Jurisdiction, il joint au délit contre la Religion, une violation de l'ordre et des Règles de la Police.
Mais pour les Livres qui sont ou qui paroissent imprimés chés l'Etranger et qui ne sont que peu ou point répandus, la vigilance du Gouvernement doit être employée toute entière à empêcher qu'ils ne se répandent; Les Jugemens d'éclat n'y sont donc pas propres; Les flammes auxquelles on condamne un Livre, allument, si je l'ose dire, la curiosité publique; Il étoit peu connu, De ce moment il va aquérir de la célébrité; Il y en avoit peu d'exemplaires, on en sera bien-tôt inondé; Et au lieu d'étouffer dans sa Naissance un poison contagieux, on en précipite le progrés et la circulation.
J'estime donc que dans le cas où un Ouvrage dangereux est renfermé dans un petit nombre de Mains, il sera de la Sagesse d'en saisir dans le silence les Exemplaires, d'en défendre sévérement l'introduction et le débit, et de veiller plus sévérement encore à l'éxécution de ces défenses; C'est ainsi qu'en usèrent VV. SS. il y a très peu de tems à l'égard d'un livre infâme intitulé l'Aretin: Ces condamnations au feu trop multipliées en affoiblissent d'ailleurs l'impression, et les réduisent à une cérémonie d'étiquette; Et si dans ce cas particulier on pouvoit se borner aux précautions dont je viens de parler, il n'est pas douteux qu'on ne rendit à la Religion un véritable service.
Mais dans l'état des choses ces Ménagemens peuvent avoir leur délicatesse; En déférant cet Ouvrage à l'examen des Seigneurs Scholarques et en m'en faisant remettre un Exemplaire, VV. SS. peuvent se croire engagées; La sévérité semble ne devoir plus dépendre que du Caractère de l'ouvrage, et le Caractère de l'ouvrage est bien loin de mériter du Ménagement; Il faut avoüer encore que ce livre, quoi qu'il ne paroisse pas imprimé dans cette ville, est trés suspect de l'avoir été; Enfin il est vrai qu'auprès du Public qui ne sçait et qui ne veut pas toujours faire des distinctions réelles et raisonnables, un Jugement moins frappant paroitroit contraster avec un autre Jugement devenu trop fameux; On se trouve ici entre des intérêts et des convenances qu'il n'est pas aisé de concilier.
Cet Ouvrage est imprimé depuis près d'une année, et cependant on n'en a trouvé chés les Libraires que deux Exemplaires; si VV. SS. pensent qu'étant assés ignoré dans cette Ville, on en préviendra plus sûrement la publicité par une suppression que par une flétrissure; Si Elles estiment qu'une sévère animadversion contre ceux qui l'ont répandu, exprimera suffisamment leur indignation et avec moins d'inconvénient pour la Religion; si Elles croyent que la sévérité contre les Imprimeurs et les Distributeurs des Livres dangereux, est le moyen le plus efficace de les prévenir ou de les étouffer, et que c'est même le seul efficace; Si Elles jugent enfin que des ménagemens politiques auxquels il est triste, je l'avoue, mais peut-être convenable de déférer, doivent balancer l'autre considération politique que j'ai indiquée, cet exercice de leur sagesse doit réunir les suffrages de toutes les personnes sensées; Mais ces combinaisons dignes des Magistrats supérieurs, appartiennent moins au Ministre de la Loi qui, jusqu'à un certain point, doit être aveugle comme Elle; Et plus obligé de juger l'ouvrage en lui-même que de peser les conséquences de ce Jugement, malgré les inconvéniens que j'ai remarqués dans la flétrissure, je crois du devoir de ma place de la requérir; Ne fût ce que parce que cette réquisition annonce par elle-même ce qu'on doit juger de cet ouvrage scandaleux.
Par ces considérations je concluds à ce que le Livre intitulé Dictionnaire Philosophique portatif, Londres, 1764 qui commence par l'article Abraham et finit par l'article Vertu, soit lacéré et brûlé au devant de la Porte de l'Hôtel de Ville par l'Exécuteur de la Haute Justice comme téméraire, impie, scandaleux, destructif de la Révélation; Qu'il soit faites inhibitions et défenses trés expresses à tout Libraires, Imprimeurs et Colporteurs d'en imprimer, vendre ou distribuer à peine d'être poursuivis extraordinairement; Enjoint à tous ceux qui en auroient des Exemplaires de les rapporter dans trois jours en Chancellerie.
Par rapport à Barthelemi Chirol, Commis dans la Librairie de l'Hoirie Philibert, attendu que dans sa déposition il a confessé librement d'en avoir vendu dans cette Ville dix Exemplaires à lui remis par la Femme Grasset, qu'il ne les a vendus qu'à des Etrangers, et qu'il n'est pas suspect de faute plus grave, Je concluds à ce qu'il soit mandé pour en être censuré, Défenses à lui faites de récidiver sous de plus grandes peines et telles qu'il appartiendra, et aux dépens de la procédure en ce qui le concerne.
Et quant à Eve Lequin, Femme de Grasset Imprimeur, convaincue tant par sa déposition que par celle de Chirol, d'en avoir remis au dit Chirol douze Exemplaires, de les avoir la prémiére introduits dans cette Ville, et par cela même qu'elle ne peut nommer la personne de qui elle les tient, d'être ultérieurement et fortement suspecte; à ce qu'elle soit mandée pour en être trés grièvement censurée, condamnée à en demander pardon à Dieu et à la seigneurie, à huit jours de prison dont quatre en Chambre close qu'elle subira aprés son accouchement s'il n'est jugé convenable auparavant, à cinq cent florins d'amende, et en ce qui la touche, aux dépens de la procédure.
J'estime encore qu'il y a lieu de mander Gabriel Grasset, de le censurer fortement de sa Négligence sur ce qui entre et sort de son Imprimerie; de lui enjoindre très expressément d'y veiller à l'avenir attentivement, à peine d'en répondre en son propre et privé nom, et de se conformer exactement aux Réglemens de la Libraire à peine d'être cassé irrémissiblement et puni ultérieurement s'il y échet.
Tronchin P. Gal