1769-03-07, de Charles Vincent Du Plaquet à Voltaire [François Marie Arouet].

Croiroit-on, Monsieur, qu'il y eut du danger à suivre les impressions d'une âme compatissante, et qu'on dût prendre des précautions pour porter aux pieds du Défenseur des Calas, le cri de l'humanité et le tableau des disgrâces d'une famille malheureuse?

La démarche que je fais, Monsieur, ne doit être connue que de vous, et j'aurois gardé l'anonyme, si je n'attendois de la bonté de vôtre cœur une réponse qui exige mon nom et ma demeure.

L'Arrêt ci-joint vous instruira d'un événement, qui, pour intéresser des gens obscurs, n'en a pas moins révolté tous ceux qui ont comparé la peine au délit, et que le Gazetier d'Utrech a consigné dans ses feüilles comme un monument de sévérité sans exemple.

Je supprime, Monsieur, toutes réflexions sur un jugement si rigoureux; je n'oserois adopter des bruits odieux sur les circonstances qui ont précédé et accompagné des procédures renvoyées à la Chambre des Vacations après plus de 4 mois d'emprisonnement des coupables; je rejette les imputations de vengeance de la part de Gens en place dont l'Amour-propre étoit blessé. Je dois croire que tout est au mieux & pour le mieux, puisqu'aussi bien l'incrédulité notoire sur ces matières seroit un cas d'Inquisition.

Quoiqu'il en soit des motifs et de l'intention de l'Arrêt; quelque soit le crime ou l'erreur des coupables, ils en ont éprouvé toute la rigueur et l'ignominie, même malgré la répugnance de Mgr le Chancelier; et ce jugement intéresse dans la personne de Marie Suisse, une bonne Lorraine qui a eû l'honneur de vous servir sous le nom de Marie Anne, en qualité de fille de Cuisine, dans le tems que vous demeuriez à l'hôtel de Mde La Marquise du Châtelet, faubourg St Honoré. Vous aviez alors pour homme d'affaires Mr De la Bonnardière et Mr le Comte du Châtelet Mr Linan pour Gouverneur. On vous cite ces époques pour vous mettre à portée de vérifier les faits. Cette femme n'a quitté votre service que lorsque vous rompîtes vôtre maison pour aller joindre le Roy de Prusse. Son mauvais sort l'a conduite chez l'abbé Desfontaines qu'elle a servi jusqu'à sa mort. C'est là qu'elle fit connoissance du nommé Lescuyer qu'elle épousa et avec qui elle faisait le commerce de Livres.

L'arrêt dont elle a subi l'amertume et la flétrissure, outre la perte de sa liberté, a opéré la vente de ses meubles et effets par ses créanciers; la mort de son Mari qui a succombé à la fin de Décembre dans les prisons sous le poids des fers, de l'infortune et de l'ignominie; la dispersion de ses enfans dont un en bas âge vient de mourir de misère et de langueur à l'hôtel-Dieu; deux filles dont la jeunesse est attaquée par la séduction préfèrent une indigence sans reproche à une aisance qui seroit le prix de la vertu. Elles subsistent des secours peu abondans de gens qui auroient eux mêmes besoin d'assistance. Je leur ai donné à tous, les secours qui ont dépendu de moi; mais les facultés me manqueront avant la volonté.

Des protecteurs zélés et puissants, qui ne veulent pas être nommés, et dont quelques uns vous sont chers à plusieurs titres, viennent d'obtenir des Lettres de Grâce en faveur des coupables qui ont survécû à leurs malheurs; mais en rendant à la femme Lescuyer la liberté civile, on ne lui rend ni sa réputation souïllée de la flétrissure du crime et dont l'infamie rejaillit sur ses Enfans, ni un mari qui les soutenoit par son Industrie, ni la liberté de son commerce, ni ses meubles, ni ses hardes; pas même un méchant grabat pour reposer un corps miné par les souffrances et les chagrins. Pardonnez, Monsieur, la bassesse de ces détails. C'est l'image de la misère que je vous présente et j'en supprime encore les traits les plus révoltans.

Vous avez des amis à Paris, Monsieur; interrogez-les sur la vérité de cet exposé; mais surtout interrogez vôtre cœur en faveur d'un ancien Domestique qui se rappelle avec attendrissement toutes vos bontés et qui regrette le moment qui l'a fait cesser d'en jouïr; écoutez en sa faveur les sentimens qui vous ont fait prévenir les vœux d'une famille opprimée par le fanatisme; écoutez ceux qui vous ont fait rechercher le sang de Corneille outragé par la fortune. Soyez encore le Père d'une nouvelle famille. De foibles secours suffiront à sa médiocrité. Le fruit d'une de vos veilles peut répandre sur elle la consolation, l'aisance et l'espoir de jours plus sereins qui seront consacrés à bénir la mémoire de son Bienfaiteur; et tandis que toute l'Europe admirera la beauté et l'étendüe de vôtre génie, elle célébrera avec moi la bonté et la générosité de vôtre coeur.

Quelque soit le succès de ma Lettre, Monsieur, j'ose vous prier encore de la tenir secrette. Sa publicité pourroit me faire des ennemis puissans, sans faire des amis à ceux qui en sont l'objet. Il me suffit de vous avoir fait connoitre leur état, sur lequel je suis prêt de vous donner d'autres détails, si vous l'exigez, heureux si je puis vous persuader, comme je le sens, qu'ils méritent vôtre compassion. J'aurai aumoins satisfait doublement mon cœur, en tâchant de vous intéresser à leur sort et en vous offrant directement une fois en ma vie l'hommage des sentimens que j'ai conçus pour vous depuis que je commence à vous lire, et les assurances de la considération respectueuse avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Monsieur,

Vôtre très-humble et très-obéissant serviteur

Du Plaquet rue st Honoré, vis-à-vis celle des Poulies