10e janv: 1766 au château de Ferney par Genêve
Monsieur,
Je fus bien agréablement surpris de recevoir ces jours passés la belle traduction que vous avez daigné faire de la mort de Cesar, et de la Tragédie de Mahomet.
Les maladies qui me tourmentent, et la perte de la vue dont je suis menacé, ont cédé à l'empressement de vous lire. J'ai trouvé dans vôtre stile tant de force et tant de naturel, que j'ai cru n'être que vôtre faible traducteur, et que je vous ai cru l'auteur de L'original. Mais plus je vous ai lu plus j'ai senti que si vous aviez fait ces pièces, vous les auriez faittes bien mieux que moi, et vous auriez bien plus mérité d'être traduit.
Je vois en vous lisant la supériorité que la langue italienne a sur la nôtre; elle dit tout ce qu'elle veut, et la langue française ne dit que ce qu'elle peut.
Vôtre discours sur la tragédie, Monsieur, est digne de vos beaux vers; il est aussi judicieux que vôtre poësie est séduisante. Il me parait que vous découvrez d'une main bien habile tous les ressorts du cœur humain; et je ne doute pas que si vous avez fait des Tragédies elles ne doivent servir d'éxemples, comme vos raisonnements servent de préceptes.
Quand on a si bien montré les chemins on y marche sans s'égarer. Je suis persuadeé que les Italiens seraient nos maîtres dans l'art du théâtre, comme ils l'ont été dans tant de genres, si le beau monstre de l'opéra n'avait forcé la vraie Tragédie à se cacher. C'est bien dommage, en vérité, qu'on abandonne l'art des Sophocles et des Euripides pour une douzaine d'ariettes françaises fredonnées par des Eunuques. Je vous en dirais d'avantage si le triste état où je suis me le permettait. Je suis obligé même de me servir d'une main étrangère pour vous témoigner ma reconnaissance, et pour vous dire une petite partie de ce que je pense; sans celà, j'aurais peut être osé vous écrire dans cette belle langue Italienne qui devient encor plus belle sous vos mains.
Je ne puis finir, Monsieur, sans vous parler de vos ïambes latins, et si je n'y étais pas tant loué je vous dirais que j'ai cru y retrouver le stile de Terence.
Agréez, Monsieur, tous les sentiments de mon estime, mes sincères remerciements, et mes regrêts de n'avoir point vu cette Italie à qui vous faittes tant d'honneur.
J'ai l'honneur d'être avec ces sentiments
Monsieur
Vôtre très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire gentilhome ord. de la chambre du roy