à Paris ce 25e juin 1719
Comme les nouvelles publiques, Monsieur, m'apprennent que le Prince Eugène n'est point parti de Vienne, je présume que vous y faites encore votre séjour et je vous y adresse cette lettre, avant que je parte de Paris pour retourner à Lion.
Je compte d'y arriver dans dix ou douze jours; et c'est là que vous pourrez continuer à m'honorer de vos Lettres. Depuis plus d'un mois je fais chaque jour une forte résolution de vous écrire, mais une infinité d'affaires, ou plutôt les distractions continuelles, auxquelles on est livré en ce pays-ci, m'ont détourné de cette occupation, la plus agréable que je puisse avoir. Je n'oserois presque vous parler de belles-Lettres, ni d'ouvrages d'esprit, car le goût est si fort changé à Paris sur cet article, qu'on ne s'y reconnoît plus. Cependant le nouvel Œdipe de Mr Arrouet de Voltaire, continue à faire du bruit; et après avoir brillé long tems sur le Théâtre françois, avant son impression, il fait maintenant l'occupation des Critiques subalternes; car il n'est point de coin de rue ni de boutique de libraire qui ne nous annonce en gros caractères ou des critiques ou des apologies de l'Œdipe; de sorte qu'il faut qu'il y ait tout au moins une vingtaine de brochures pour ou contre cette nouvelle tragédie.
Rien n'est mieux pensé, ni mieux écrit que ce que vous en dites dans la Lettre que vous m'avez envoiée. Elle a fait l'empressement de tous les gens d'esprit, à qui je l'ai montrée, et je n'ai pû la refuser à des personnes de considération, qui m'en ont demandé des copies avec instance.
J'ai vû aussi celle que vous avez écrite à Mr Arrouet lui même, pour le remercier de l'Exemplaire qu'il vous avait envoyé. Mais je doute que cette Lettre, dans laquelle vous lui marquez les principales beautez de sa pièce, lui ait fait plus d'honneur et plus de plaisir, que la Lettre que vous m'avez adressée, et qui en contient le jugement. Depuis trois semaines Mr de Voltaire est allé à Sully sur les bords de la Loire, ou il passera le reste de l'Eté, dans le dessein d'y composer une nouvelle Tragédie dont il m'a expliqué le Sujet et le Plan. Elle sera intitulée Artémire. Ses Amis ont tâché de le détourner de cette entreprise, et lui conseillent de continuer un Poème qu'il a commencé sur la destruction de la Ligue par Henri quatre, dans lequel il y a déjà des morceaux que l'on trouve admirables . . . .
Un des Amis de Monsieur l'Ambassadeur de l'Empereur m'a promis de faire mettre cette Lettre dans le paquet de Son Excellence, afin que vous la receviez plus promptement, et avec plus de Sûreté. Je m'en vais attendre à Lion votre réponse. Cependant soyez bien assuré qu'en quelque lieu du monde que je sois, je conserverai toûjours pour vous l'attachement fidèle, sincère, et respectueux avec lequel je suis, Monsieur, Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
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