A Londres, le 11 février 1723
Monseigneur, j'ai reçu hier la lettre que v. a. s. m'a fait l'honneur de m’écrire du 13 du mois passé, avec la copie de celle de m. le maréchal de Villars du 26 décembre.
Les alarmes qu'on a données à m. de Noailles sur mon impression n'ont d'autre fondement que les visions ou peut-être la malignité d'un jeune homme qui cherche à faire le nécessaire en troublant le repos d'autrui. Ce jeune homme est le sieur Arouet, qui, à force d'importunités, m'ayant engagé pendant son séjour à Bruxelles à lui réciter quelques uns de mes ouvrages, s'est imaginé mal à propos, quoique j'aie pu lui dire pour le désabuser, que celui dont il est question regardait m. le duc de Noailles que je n'ai jamais eu dessein d'outrager, mais qu'il outrage lui même violemment en donnant à connaître que les reproches qu'on fait à ceux qui ont déchiré la mémoire du feu roi peuvent s'adresser à lui. V. a. se pourra souvenir que j'ai eu l'honneur de lui réciter cette pièce immédiatement après la campagne de Peterwaradein, et, comme elle est déjà imprimée sans mon premier volume qui est fort avancé, je prends la liberté de vous l'envoyer, monseigneur, afin que v. a. puisse juger par ses yeux de l'injustice que le sieur Arouet fait à m. le duc de Noailles en lui faisant l'application d'un portrait dans lequel il n'est pas possible qu'il se reconnaisse.
Le temps viendra de donner moi même mes éclaircissements sur mes ouvrages; mais, en attendant que les conjonctures le permettent ou de mon vivant ou après ma mort, je déclare à l'avance, s'il en est besoin, que je n'ai eu en vue dans cette pièce que ceux qui ont attaqué la mémoire du feu roi et que je n'ai jamais cru que m. de Noailles fût de ce nombre. C'est dans ce sens que je m'en suis expliqué à m. le marquis de Roissi et à m. Péters, et si je me suis un peu étendu sur les mauvais offices qu'il m'a rendus sans aucun sujet que de n'avoir pas approuvé les vers de Longepierre, ce n'a été que pour faire sentir à ces messieurs le mérite du sacrifice que je lui fais de mon ressentiment. J'espère, monseigneur, que cette déclaration satisfera m. le maréchal de Villars, pour qui j'ai tout le respect qui est dû à son mérite et à sa dignité. Il ne faudrai jamais écrire si on voulait s'arrêter aux visions des étourdis et des malintentionnés. Je ne sais dans laquelle de ces deux classes on doit mettre le sieur Arouet, mais j'ai trop bonne opinion de ses protecteurs pour croire qu'il puisse leur faire sa cour par une voie aussi indigne. J'ai l'honneur d’être, etc.
P. S. Comme je ne puis ni ne dois avoir aucun secret pour v. a. s., je lui avouerai en confession que ceux que j'ai eu principalement en vue dans l'ode que je lui envoie sont le chancelier, m. d'Aguesseau et l'abbé Bignon, qui avaient alors la faveur du régent. Tous trois ont été tirés de l'obscurité par le feu roi; tous trois se sont déchaînés contre lui avec fureur après sa mort; tous trois ont été mes plus cruels persécuteurs et je n'ai à me reprocher envers les deux derniers que le bien que j'ai dit d'eux avant de les connaître. M. de Noailles n'est point dans le cas de ceux que le feu roi a créés de rien, sa famille étant déjà illustrée avant sa faveur. S'il a mal parlé de son bienfaiteur cela n'est point venuà ma connaissance, et, quoiqu'il m'ait voulu peut-être autant de mal que les autres, il est certain qu'il m'en a fait moins. J'ose supplier v. a. s. de jeter cette apostille au feu après qu'elle l'aura lue. La clef de mes ouvrages ne sera jamais un secret pour v. a., mais il est bon qu'elle en soit un pour tout autre d'ici à quelque temps.