à Ferney 1er Mars 1775
Monsieur,
Je vous remercie de m'avoir envoié l'éloge philosophique d'un poëte qui n'était guères philosophe.
On l'a loué de n'avoir pas été propre aux affaires. On pouvait aussi lui faire un mérite de n'avoir été propre à rien du tout, excepté à mettre en vers naïfs, familiers et faciles l'esprit des autres. C'était un très aimable enfant. Il est très vrai qu'il n'a rien inventé. La fable des animaux pestiférés, dont vous parlez, est d'Evemère. Je ne sçais pas pourquoi on l'a placé depuis peu sur la même ligne que les auteurs de l'art poëtique, du Tartufe, d'Athalie, de Cinna. C'est comparer le Val de grâce à St Pierre de Rome.
Dans ce qu'il a imité de l'Arioste il est bien au dessours de ce grand homme, comme l'Arioste est audessus de tous les poëtes par la fécondité prodigieuse de son imagination, par la variété de ses images, par l'intérêt dont il sçait animer tant d'avantures, qui toutes ont à la fin leur dénouement; enfin par la galanterie, le badinage, le ridicule même qu'il a mêlés au sublime, avec un art qui semble naturel; et tout celà en quarante mille vers écrits avec autant de pureté que l'Iphigénie de Racine.
Je suis bien loin de croire, Monsieur, que vous aiez voulu me mortifier en citant des vers du poëte Rousseau mon ennemi, et celui de tous les littérateurs de son siècle qui valaient mieux que moi. Il est vrai qu'il disait que je rimais mal, parce que j'ai pensé dès l'âge de quinze ans qu'il faut rimer pour les oreilles, et non pour les yeux. Je pourais lui reprocher de n'avoir jamais rimé pour la raison. Mais la cause de son inimitié venait de ce que je l'ai toujours cru un très malhonnête homme.
Je suis persuadé, Monsieur, qu'en citant ses détestables vers d'une ennuieuse épitre à un Jesuite, vous n'avez pas voulu m'offenser. Si vous aviez eu ce dessein (ce qui n'est pas possible) je vous l'aurais déjà pardonné en faveur de vôtre philosophie. Made Denis pense comme moi, et est sensible à vôtre souvenir.
Le vieux malade de quatre vingt et un ans est sans rancune avec toute l'estime que vous méritez
Monsieur
Vôtre très humble et très obéissant Serviteur
V….