16e 9bre 1774, à Ferney
Monsieur,
Quand Mr De La Harpe m'envoia son bel éloge de La Fontaine qui n'a point eu le prix, je lui mandai qu'il fallait que celui qui l'a remporté fût le discours le plus parfait qu'on eût vu dans toutes les académies de ce monde.
Vôtre ouvrage m'a prouvé que je ne me suis pas trompé. Je bénis Dieu dans ma décrépitude de voir qu'il y ait aujourd'hui des genres dans lesquels on est bien audessus du grand siècle de Louis 14. Ces genres ne sont pas en grand nombre, et c'est ce qui redouble l'obligation que je vous ai. Je vous remercie du fond de mon coeur usé, de tous les plaisirs nouveaux que vôtre ouvrage m'a donnés. Tout ce que je peux vous dire c'est que Lafontaine n'aurait jamais pu parler d'Esope et de Phêdre aussi bien que vous parlez de lui.
A propos, Monsieur, vous me reprochez, mais avec vôtre politesse et vos grâces ordinaires, d'avoir dit que Lafontaine n'était pas assez peintre. Il me souvient en effet d'avoir dit autrefois qu'il n'était pas un peintre aussi fécond, aussi varié, aussi animé que L'Arioste, et c'était à propos de Joconde. J'avoue mon hérésie au plus aimable prêtre de nôtre église.
Vous me faittes sentir plus que jamais combien Lafontaine est charmant dans ses bonnes fables; je dis dans ses bonnes, car ses mauvaises sont bien mauvaises. Mais que L'Arioste est supérieur à lui et à tout ce qui m'a jamais charmé! par la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses images, par la profonde connaissance du cœur humain, sans faire jamais le docteur, par ces railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles! J'y trouve toute la grande poësie d'Homère avec plus de variété; toute l'imagination des mille et une nuit; La sensibilité de Tibulle, les plaisanteries de Plaute, toujours le merveilleux et le simple. Les exordes de ses chants sont d'une morale si vraie et si enjouée! N'êtes vous pas étonné qu'il ait pu faire un poëme de plus de quarante mille vers dans lequel il n'y a pas un morceau ennuieux, et pas une ligne qui pèche contre la langue, pas un tour forcé, pas un mot impropre? et encor ce poëme est tout en stances.
Je vous avoue que cet Arioste est mon homme, ou plutôt un Dieu, comme disent messieurs de Florence, il divin’ Ariosto. Pardonnez moi ma folie. Lafontaine est un charmant enfant que j'aime de tout mon cœur, mais laissez moi en extase devant messer Ludovico, qui d'ailleurs a fait des épitres comparables à celles d'Horace. Multæ sunt mansiones in domo patris mei. Vous occupez une de ces places. Continuez, Monsieur, réhabilitez nôtre siècle, je le quitte sans regrêt. Aiez surtout, grand soin de vôtre santé. Je sais ce que c'est que d'avoir été quatre vingt et un ans malade.
Agréez, Monsieur l'estime sincère, et les respects du vieux bon homme.
V.
Je suis toujours très fâché de mourir sans vous avoir vu.