Au château de Ferney païs de Gex par Genêve 22e fév: 1761
J'ai tâté, caro mio signore, de toutes les misères de la vieillesse, pendant quatre mois entiers; j'ai eu la goute successivement à tous les membres, excepté dans le cœur qui est toujours sain et chaud; je vous ai envoié une petite cargaison adressée à Venise, mais je ne sçais si vous y êtes.
Nôtre ambassadeur parait bien fâché de ne vous avoir pas vû, car il connait tout vôtre mérite, et il me parait que c'est une condition fort triste d'être à Venise, et de n'y pas voir le Cigne de Padoüe. J'ai relû tous vos charmants écrits pendant ma maladie; ils ont fait ma consolation, j'y trouve par tout de l'instruction, et le ton de la bonne compagnie. Je vous avoüerai que ce qui me déplait della mia vecchieza, c'est que je ne pourai pas vous lire longtemps, et que je désespère de vous revoir; il me semble que je passerais bien du temps avec vous, si je n'étais pas né trop tôt.
Je suis bien aise de vous dire que j'ai entre les mains un ancien commentaire du Védam des Brachmanes. Un Brame de beaucoup d'esprit qui a rendu de grands services à nôtre compagnie des Indes, et qui sçait très bien le français, s'est donné la peine de le traduire; celà est beaucoup plus curieux et plus ancien que le Sadder des Persans; j'espère en faire un bon usage, si je retrouve un peu de santé, et de loisir.
L'Estampe que vous trouverez au devant de Tancrède, m'a paru très bien dessinée; il y a un portrait qui est d'après nature. Où êtes vous? que faittes vous? m'aimez vous encor?
J'ai auprès de moi la petite fille du grand Corneille. Dès que nous lui aurons apris le français, qu'elle ne sçait point, nous lui aprendrons l'Italien pour vous lire. Il faudra aussi qu'elle lise Messer Ludovico, dont je suis plus fou que jamais. Ah! si on avait la pucelle telle que [je] l'ai faitte, on me prendrait pardieu pour un disciple de l'Arioste, mais patience.
Te amo, te amero, te leggero, te vedero caro cigno di Padua.
V.